La science impérialiste

Howe­ver, typi­cal impe­ria­lists do not mere­ly esta­blish embas­sies in forei­gn coun­tries and offer advice to indi­ge­nous popu­la­tions.1

Dans une confé­rence de 1975, inti­tu­lée « Com­ment défendre la socié­té contre la science »2, Paul Feye­ra­bend pro­pose l’idée sui­vante : la science n’est pas tou­jours et en soi un ins­tru­ment de libé­ra­tion et d’Aufklä­rung. Les usages et les fonc­tions sociales et poli­tiques de la science sont diverses et sont sou­mis à des chan­ge­ments historiques. 

Au XVIIe et au XVIIIe siècles, la science était un outil de libé­ra­tion au ser­vice des lumières et contre la tyran­nie de la foi. Aujourd’hui par contre, explique Feye­ra­bend, les « faits de la science » sont ensei­gnés dès le plus jeune âge et de la même manière que le furent les « faits » reli­gieux il y a un siècle. Et bien qu’une cer­taine pen­sée cri­tique soit cou­rante aux uni­ver­si­tés, la science semble sys­té­ma­ti­que­ment exempte de cette critique. 

Ce qui vaut pour les uni­ver­si­tés vaut a for­tio­ri pour l’opinion publique. Dans l’opinion publique « le juge­ment du scien­ti­fique est reçu avec la même révé­rence que les juge­ments d’évêques et de car­di­naux il n’y a pas encore si longtemps ». 

En 1975, Feye­ra­bend pen­sait que la science en était venue à opé­rer comme un puis­sant inhi­bi­teur de la « liber­té de pen­sée ». Cette science est deve­nue une idéo­lo­gie – le « scien­tisme » – qui, au même titre que la reli­gion aupa­ra­vant, impose sa tyrannie : 

There is nothing inherent in science or in any other ideo­lo­gy that makes it essen­tial­ly libe­ra­ting. Ideo­lo­gies can dete­rio­rate and become stu­pid reli­gions.3 

Il est dif­fi­cile aus­si de ne pas recon­naître dans quelle mesure la science a pu deve­nir l’un des ins­tru­ments de pré­di­lec­tion de la « volon­té de puis­sance » poli­tique.

Qui­conque peut par­ler au nom de la science, qui­conque sait se poser à la place de la véri­té scien­ti­fique a les meilleures chances d’exercer un pou­voir sur l’opinion publique. 

Il est dif­fi­cile néan­moins de sous­crire aux sim­pli­fi­ca­tions his­to­riques et aux géné­ra­li­sa­tions de Feye­ra­bend, même s’ils mettent à jour une confu­sion cou­rante entre science et croyance quasi-religieuse. 

À la même époque que Feye­ra­bend, Nor­bert Elias voyait encore la science comme une pra­tique de déman­tè­le­ment de mythes :

Wis­sen­schaft­ler sind […] Mythen­jä­ger ; sie bemü­hen sich, durch Tat­sa­chen­beo­bach­tung nicht zu bele­gende Bil­der von Ges­che­hens-zusam­menhän­gen, Mythen, Glau­bens­vors­tel­lun­gen und meta­phy­si­schen Spe­ku­la­tio­nen durch Theo­rien zu erset­zen, also durch Modelle von Zusam­menhän­gen, die durch Tat­sa­chen­beo­bach­tun­gen über­prüf­bar, beleg­bar und kor­ri­gier­bar sind. Diese Mythen­jagt, die Ent­lar­vung von zusam­men­fas­sen­den Vors­tel­lung­smy­then als fak­tisch unfun­diert, bleibt immer eine Auf­gabe der Wis­sen­schaf­ten […].4

Elias admet que cette pra­tique de démys­ti­fi­ca­tion peut éga­le­ment être détour­née de sa fina­li­té inhé­rente et de fait, elle l’est sou­vent. Mais ce n’est pas au sein même de la science qu’il fau­dra cer­cher ces détour­ne­ments. Ils ont lieu uni­que­ment par-delà la com­mu­nau­té scien­ti­fique, où les théo­ries se trans­forment régu­liè­re­ment en « sys­tèmes de croyances » et donnent lieu à des usages non jus­ti­fiés par l’ob­ser­va­tion des faits.

Contrai­re­ment à Feyer­bend, Elias dis­tingue donc une pra­tique scien­ti­fique incon­tes­table de ses usages poli­tiques et sociaux pro­blé­ma­tiques. De même que le pes­si­misme géné­ra­li­sé de Feye­ra­bend, on par­ta­ge­ra dif­fi­ci­le­ment l’op­ti­misme d’E­lias. Car ni Feye­ra­bend, ni Elias ne situent la science comme des pra­tiques inhé­rentes à des contextes politiques.

C’est ce ver­sant social et poli­tique de la science que Haber­mas met en lumière dans Tech­nique et science comme idéo­lo­gie. À suivre Haber­mas, la science a adop­té sa place au centre même de la trans­for­ma­tion de l’au­to­ri­ta­risme tra­di­tion­nel de l’É­tat en une admi­nis­tra­tion tech­nique du contrôle des comportements :

Die mani­feste Herr­schaft des auto­ra­ti­ven Staates weicht den mani­pu­la­ti­ven Zwän­gen der tech­nisch-ope­ra­ti­ven Ver­wal­tung. Die mora­lische Durch­set­zung einer sank­tio­nier­ten Ord­nung, und damit kom­mu­ni­ka­tives Han­deln, das an spra­chlich arti­ku­lier­tem Sinn orien­tiert ist und die Verin­ner­li­chung von Nor­men voraus­setzt, wird in zuneh­men­den Umfang durch kon­di­tio­nierte Verhal­tens­wei­sen abgelöst, wäh­rend die großen Orga­ni­sa­tio­nen als solche immer mehr unter die Struk­tur zwe­ckra­tio­na­len Han­delns tre­ten. Die indus­triell fort­ges­chrit­te­nen Gesell­schaf­ten schei­nen sich dem Modell einer eher durch externe Reize ges­teuer­ten als durch Nor­men gelei­te­ten Verhal­tens­kon­trolle anzunä­hern. Die indi­rekte Len­kung durch gesetzte Sti­mu­li hat, vor allem in Berei­chen schein­bar sub­jek­ti­ver Frei­heit (Wahl‑, Konsum‑, Frei­zeit­ve­rhal­ten), zuge­nom­men.5

La psy­cho­lo­gie tient l’une des places pri­vi­lé­giées dans cette nou­velle ges­tion des com­por­te­ments. Car contrai­re­ment au mythe aca­dé­mique d’une psy­cho­lo­gie née comme science pure et dés­in­té­res­sée dans le labo­ra­toire de Wil­helm Wundt, la psy­cho­lo­gie « scien­ti­fique » a d’emblée été enche­vê­trée à des pro­jets poli­tiques et des inté­rêts sociaux :

Psy­cho­lo­gy gai­ned its power in the fac­to­ry, the school­room, the army and the pri­son pre­ci­se­ly becaus of its claim to manage human beings in the light of a know­ledge of their nature, and in so doing it hel­ped give autho­ri­ty a new legi­ti­ma­cy : autho­ri­tiy was no lon­ger arbi­tra­ry.6

Il n’est pas éton­nant dès lors de voir la science s’ar­ran­ger si aisé­ment avec les tech­niques de l’ac­qui­si­tion du pou­voir des nou­veaux auto­ri­ta­rismes de droite. L’usage auto­ri­taire de la « science psy­cho­lo­gique » s’avère par­ti­cu­liè­re­ment visible dans cer­taines poli­tiques pro­fes­sion­nelles. Et il carac­té­rise tout par­ti­cu­liè­re­ment ce que l’on pour­rait dési­gner de « poli­tique pro­fes­sion­nelle populiste ». 

De même que le popu­lisme poli­tique de droite oppose un peuple uni et uni­forme à des élites cor­rom­pues ou des immi­grants para­sites, la rhé­to­rique de la science – uni­fiée et uni­forme – oppose ses pro­fes­seurs, ses cher­cheurs et ses scien­ti­fiques aux char­la­tans pré­va­ri­ca­teurs qui per­ver­tissent un peuple niais, per­du sans l’aide experte paternaliste. 

Et de même que les nou­veaux dis­cours de la droite auto­ri­taire trans­forment la démo­cra­tie en une mani­fes­ta­tion de la véri­té pure et authen­tique, la science de la poli­tique pro­fes­sion­nelle popu­liste four­nit les pré­sup­po­sées « preuves scien­ti­fiques » impla­cables, indis­cu­tables et incon­tour­nables d’une véri­té qui doit s’im­po­ser à tous. 

Qui­conque par­le­ra donc au nom de la science sera en droit de récla­mer un pou­voir incon­tes­té sur le domaine qu’il entend domi­ner. Mieux il pour­ra le faire au nom d’une liber­té sub­jec­tive gérée qui pro­fi­te­ra à tous. En adop­tant, sous forme mys­ti­fiée, les caté­go­ries, les clas­si­fi­ca­tions et les aprio­ris éco­no­miques mêmes de l’ad­mi­nis­tra­tion éta­tique, la sub­jec­ti­vi­té apla­tie de la « science psy­cho­lo­gique » échappe en même temps au soup­çons que sus­citent les nou­veaux auto­ri­ta­rismes. Et c’est en cela, qu’elle prend le relais de l’impérialisme scien­ti­fique tra­di­tion­nel sous une forme nou­velle qui lui per­met de sur­mon­ter l’é­cueil de la contes­ta­tion politique. 

Notes :

  1. (Dupré, John. “Against Scien­ti­fic Impe­ria­lism.” PSA : Pro­cee­dings of the Bien­nial Mee­ting of the Phi­lo­so­phy of Science Asso­cia­tion, vol. 2, 1994.
  2. Feye­ra­bend, Paul. “How to Defend Socie­ty Against Science.” Radi­cal Phi­lo­so­phy, vol. 11, no. 1, 1975, pp. 3 – 9.
  3. (Feye­ra­bend, Paul. op. cit.)
  4. Elias, Nor­bert. Gesam­melte Schrif­ten Band 5 : Was ist Sozio­lo­gie ?, Suhr­kamp Ver­lag, 2006.
  5. Haber­mas, Jür­gen. Tech­nik und Wis­sen­schaft als “Ideo­lo­gie.” Suhr­kamp, 2014, p. 83.
  6. Rose, Niko­las. “Psy­cho­lo­gy as a Social Science.” Sub­jec­ti­vi­ty, vol. 25, no. 1, Dec. 2008, pp. 446 – 62.