Le mal est-il banal ?

Réflexions sur « La Zone d’intérêt » de Jonathan Glazer (2023)

De l’autre côté du mur

Une après-midi d’é­té enso­leillé. La famille Höss est allon­gée sur une pelouse au bord du lac lors de la pro­me­nade du dimanche. La mère s’oc­cupe des enfants qui jouent. On rit, mange, court dans tous les sens et crie de plai­sir. Le père est loin, les mains sur les hanches, les yeux absents. Quelques ins­tants après, la mère cueille des fruits sau­vages avec les filles. Le père est au bord du lac, les mains sur les hanches et ne regarde pas les gar­çons. Ils se battent, se jettent à l’eau, rient, couinent de joie, cherchent en vain le regard appro­ba­teur du père. 

À quoi pense cet homme ? Le spec­ta­teur rever­ra l’homme dans cette pos­ture lors­qu’il connaî­tra de qui il s’a­git, lors­qu’il aura com­pris qui est ce bon père et ce bon mari qui lit des contes à ses filles le soir au lit et rêve de beaux voyages en Ita­lie avec sa femme avant de dormir. 

La seconde scène, où l’on le voit, comme au bord du lac, les mains sur les hanches, est éga­le­ment la seule scène se dérou­lant à l’in­té­rieur des murs du camp d’ex­ter­mi­na­tion. Por­tant l’u­ni­forme de l’O­bers­turm­bannfüh­rer, enve­lop­pé d’une épaisse mer de brouillard d’où s’é­chappent les cris les plus hor­ribles et des coups de feu, le père de famille semble de nou­veau absent ; absent des atro­ci­tés com­mises autour de lui, sous sa direc­tion. Le spec­ta­teur est conscient des évé­ne­ments cau­che­mar­desques au milieu des­quels Höss, tan­tôt impas­sible, tan­tôt dégoû­té, contemple un vide incompréhensible. 

L’homme que la mise en scène de Gla­zer pré­sente d’a­bord comme un gen­til père de famille n’est autre que le com­man­dant du camp d’Au­sch­witz, Rudolf Höss. En mars 1941, Höss avait été char­gé par Hein­rich Himm­ler en per­sonne – ordre en pro­ve­nance directe de Hit­ler – de construire et de diri­ger le plus grand camp d’ex­ter­mi­na­tion de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té (Hil­berg, vol. III, p. 881). Selon ses propres décla­ra­tions au pro­cès de Nurem­berg, Höß était res­pon­sable de l’as­sas­si­nat de 2,5 mil­lions de Juifs (Gil­bert, 1961, p. 229) C’est éga­le­ment Höss qui, à par­tir de l’au­tomne 1941, géné­ra­li­sait l’usage des gra­nu­lés d’a­cide cyan­hy­drique de la socié­té Tesch & Sta­be­now – Socié­té inter­na­tio­nale de lutte anti­pa­ra­si­taire SARL – en rai­son de leur effi­ca­ci­té pour une uti­li­sa­tion sys­té­ma­tique en vue d’une mort atroce par asphyxie dans les salles de douche simu­lées d’Auschwitz. 

Tel est, en résu­mé, le prin­cipe du scé­na­rio auquel Jona­than Gla­zer expose les spec­ta­teurs de son film. Alors que le père Höss est en charge de l’assassinat de 10’000 Juifs par jour (selon ses propres dires) et à les inci­né­rer 24 heures sur 24 grâce aux pro­grès de l’in­gé­nie­rie alle­mande, la mère Höss s’oc­cupe cha­leu­reu­se­ment des cinq enfants, du magni­fique jar­din et de la petite patau­geoire en plein air au bord du mur du camp. Gla­zer met en scène la vie de petits bour­geois issus de l’une de ces ascen­sions sociales extra­or­di­naires que per­met­tait le régime nazi aux plus ambi­tieux, sur le fond d’une hor­reur que l’on ne voit jamais der­rière le mur du camp, mais que l’on entend à tout moment. 

Dès le début, le spec­ta­teur est ain­si confron­té à la situa­tion insup­por­table de voir com­ment la famille Höss ignore et dénie les cris de souf­france, de tor­ture et de meurtre qui fran­chissent les murs du camp. Le ron­ron­ne­ment sinistre des fours, les coups de feu, les cris des assas­sins et les hur­le­ments ne semblent exis­ter ni pour la famille ni pour ses visi­teurs dans le « para­dis jardinier ». 

Le sang col­lé aux bottes du père quand il rentre à la mai­son n’est per­çu que par le seul valet qui doit les laver en cachette. Le para­dis de la gen­tille famille blonde, avec son quo­ti­dien banal de ce côté du mur, se nour­rit de l’in­con­ce­vable meurtre indus­triel de mil­lions de per­sonnes de l’autre côté du mur.

La banalité du mal ?

Le film de Gla­zer semble être une mise en scène de plus de la « bana­li­té du mal » d’Hannah Arendt, mais du point de vue du tueur de masse. La for­mule est trop connue et trop usée pour rap­pe­ler le scan­dale de sa pre­mière publi­ca­tion dans le New Yor­ker en 1961. La bana­li­té du mal est elle-même deve­nue banale. Cepen­dant, La Zone d’in­té­rêt réus­sit au moins, comme peu de films ou de livres, à réveiller cette bana­li­té dans toute son horreur. 

Com­ment com­prendre que le res­pon­sable des camps d’ex­ter­mi­na­tion d’Au­sch­witz, dont les actes dépassent toute ima­gi­na­tion, mène une vie pri­vée qui ne dif­fère en rien de celle d’un haut fonc­tion­naire ennuyeux ? Avec l’oxy­more de la « bana­li­té du mal », Arendt ne vou­lait évi­dem­ment pas affir­mer que le mal ou même l’Ho­lo­causte étaient banals, d’une quel­conque manière. 

Dans la pers­pec­tive d’A­rendt, c’est la per­son­na­li­té de l’ad­mi­nis­tra­teur offi­ciel de l’Ho­lo­causte qui était banale. La bana­li­té du mal devait dési­gner la per­sonne d’A­dolf Eich­mann et, avec lui, à un type d’homme qui, en accom­plis­sant son devoir pro­fes­sion­nel, est inca­pable de pen­ser à ou de réflé­chir sur ce qu’il fait. Le type d’homme qu’A­rendt vou­lait dépeindre était celui du « cri­mi­nel de bureau » (Schreib­ti­schtä­ter), un meur­trier de masse « qui était inca­pable d’a­voir une conscience spé­ci­fique de l’in­jus­tice » (Arendt, 2012, p. 20). 

Selon Arendt, les plus grands monstres de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té étaient de banals fonc­tion­naires, sans com­pé­tences, mais avec des postes impor­tants, sans idées, mais avec une effi­ca­ci­té redou­table, sans cha­risme de vilain, mais avec une éthique de tra­vail ambi­tieuse : « Eich­mann, écrit Han­nah Arendt, n’é­tait ni Iago, ni Mac­beth, et rien n’au­rait été plus éloi­gné de lui que de déci­der, avec Richard III, de « deve­nir méchant » » (ibid., p. 56). Eich­mann, tout comme Hit­ler lui-même, n’é­tait pas un méchant sha­kes­pea­rien pour Arendt, un Satan mil­to­nien, mais un « clown » pitoyable (Young-Bruehl, 1982, p. 331). 

Selon Arendt, les per­sonnes comme Eich­mann ne sont pas moti­vées par le sadisme, pas même par de « mau­vaises pul­sions » en géné­ral, ou par la haine des Juifs en par­ti­cu­lier. La seule moti­va­tion du « tueur de masse admi­nis­tra­tif » en fonc­tion­naire ambi­tieux aurait été la car­rière et la recon­nais­sance de la part de la hié­rar­chie. Eich­mann aurait orga­ni­sé, avec sa car­rière en ligne de mire, l’as­sas­si­nat des Juifs euro­péens sans aucun désir de meurtre ni de fier­té de tuer. Nous savons aujourd’hui que l’imaginaire théo­rique d’A­rendt inven­tait son per­son­nage de toutes pièces (voir Per­al­ta, 1999). 

La banalité en question

C’est peut-être l’une des impres­sions les plus sur­pre­nantes et les plus trou­blantes de La Zone d’intérêt que de rap­pe­ler l’hor­reur de la « bana­li­té du mal », sans la pré­sen­ter sim­ple­ment sous une nou­velle pers­pec­tive. Aus­si banal que puisse paraître le quo­ti­dien de la famille Höss, le spec­ta­teur se rend vite compte que cette bana­li­té n’est elle-même qu’une mise en scène. Une repré­sen­ta­tion qui se nour­rit du fait que l’hor­reur réelle est acti­ve­ment déniée et reje­tée. La bana­li­té du mal implique que la bana­li­té elle-même tient dans la dis­si­mu­la­tion gro­tesque de l’horreur. 

Gla­zer a ain­si pu évi­ter l’er­reur de spé­cu­la­tion d’Han­nah Arendt dans sa repré­sen­ta­tion ciné­ma­to­gra­phique, une méprise entre-temps bien docu­men­tée. Le mal n’est pas banal, les per­sonnes en ques­tion ne le sont pas non plus. (voir Adler, 2017, Par­vik­ko 2021). Ce qui pou­vait encore être cré­dible dans le cas de la repré­sen­ta­tion d’Eich­mann comme gratte-papier ne peut même plus être simu­lé dans le cas du com­man­dant du camp Höss. 

Arendt qui, en réa­li­té, n’a assis­té qu’à la moi­tié des séances du pre­mier pro­cès de Eich­mann, qui a refu­sé tout entre­tien avec le pro­cu­reur en chef et les autres pro­cu­reurs, et n’é­tait plus pré­sente lors du pro­cès en appel, a certes pro­duit un « chef-d’œuvre de fic­tion » (Adler, 2017, p. 76). Mais, elle s’est fina­le­ment lais­sée aveu­gler par l’au­to-repré­sen­ta­tion d’Eich­mann sous la direc­tion des avo­cats de la défense. 

En effet, le « rouage de la machine », sans pen­sée ni sen­ti­ment, n’é­tait qu’une reprise de la stra­té­gie de défense des pro­cès de Nurem­berg (1945 – 46). Lorsque son pro­cès fut per­du, et lorsque Eich­mann aban­don­na le masque de sa mise en scène, il expli­qua clai­re­ment à son avo­cat ce qu’il pen­sait de l’o­béis­sance irré­flé­chie aux ordres : « Je ne peux plus entendre le mot de « rouage », car ce n’est pas vrai. » (Ger­lach, 2001)

Gus­tave Gil­bert, le psy­cho­logue amé­ri­cain qui s’é­tait lon­gue­ment entre­te­nu avec les hauts fonc­tion­naires nazis lors du pro­cès de Nurem­berg, a dres­sé un por­trait tout aus­si décon­cer­tant de Rudolf Höss. En réponse à l’in­cré­du­li­té d’Her­mann Göring quant à l’am­pleur de l’ex­ter­mi­na­tion quo­ti­dienne à Ausch­witz (voir Gil­bert, 1961, p. 229), Höss expli­qua au psy­cho­logue que « tech­ni­que­ment », il n’é­tait non seule­ment pas dif­fi­cile d’as­sas­si­ner et d’in­ci­né­rer 10’000 per­sonnes par jour, mais qu’il aurait été pos­sible d’en tuer bien davan­tage. Quant à la ques­tion de l’in­hu­ma­ni­té de ses actes, le com­man­dant d’Au­sch­witz répon­dit briè­ve­ment, sans attendre la fin de la phrase : « Cela n’a rien à voir. » (Gil­bert, 1961, p. 230) Pen­se­ra-t-on une telle réponse est « banale » ? 

Le mérite lit­té­raire d’A­rendt est sans aucun doute d’a­voir don­né aux 1200 pages de l’é­tude de Raul Hil­berg – La des­truc­tion des Juifs d’Eu­rope – un visage théâ­tra­li­sé et per­son­ni­fié à por­tée méta­phy­sique. Cepen­dant, le tableau que Gla­zer dresse est plus nuan­cé et plus trou­blant que le per­son­nage ima­gi­naire d’Arendt et il est plus proche des recherches empi­riques d’Hilberg. Les expli­ca­tions psy­cho­lo­giques, même extra­po­lées en concepts phi­lo­so­phiques uni­ver­sels, ne peuvent pas expli­quer com­ment des hommes comme Eich­mann ou Höss étaient capables de com­mettre les atro­ci­tés qu’ils ont com­mises sys­té­ma­ti­que­ment, pen­dant des années, avec zèle et fier­té. Sans la mobi­li­sa­tion d’un « Füh­rers­taat », dont le pou­voir de domi­na­tion admi­nis­tra­tive s’é­tend sans res­tric­tion à l’en­semble de la vie sociale, le géno­cide indus­triel est impen­sable. Dans le géno­cide nazi, l’É­tat, l’in­dus­trie et la finance étaient liés dans la mis­sion com­mune et uni­taire de pro­té­ger l’É­tat et de défendre le peuple alle­mand contre ses enne­mis. « L’arrivée au pou­voir fut en effet sui­vie, écrit Johann Cha­pou­tot, de ce que les nazis ont eux-mêmes appe­lé la Gleich­schal­tung, la « mise au pas » ou, plus pré­ci­sé­ment, la syn­chro­ni­sa­tion impec­cable de la machine alle­mande – socié­té (avec l’élimination de toute oppo­si­tion), État (pur­gé de ses fonc­tion­naires indé­si­rables), mais aus­si Par­ti … » (Cha­pou­tot, 2019, p. 35 – 36) 

Bien enten­du, les fonc­tion­naires de l’É­tat nazi ont éga­le­ment agi comme des rouages dans la « machine à détruire » (Hil­berg). Mais, l’om­ni­pré­sence du par­ti nazi confé­rait aux diri­geants un idéa­lisme, « un sen­ti­ment de ‘mis­sion’ et une vision d’entrer dans l’his­toire » (Hil­berg, vol. I, 1985, p. 62), au moyen des­quels des per­sonnes comme Eich­mann et Höss ne se conten­tèrent pas sim­ple­ment d’exé­cu­ter des ordres de manière irré­flé­chie et irres­pon­sable. Le géno­cide était pour eux une voca­tion, une rai­son de vivre, qu’ils exé­cu­taient avec fier­té et dévoue­ment. Gla­zer ne l’a pas oublié dans sa mise en scène de Rudolf Höss. Le com­man­dant du camp d’Auschwitz de Gla­zer n’est pas un clown écer­ve­lé. Il sait ce qu’il accom­plit, et ce, jusque dans les brefs sur­sauts de « conscience de l’in­jus­tice » à la fin du film. 

Lors de son dis­cours pour le prix Nobel de lit­té­ra­ture en 2002, Imre Ker­tész a rap­pe­lé que « depuis Ausch­witz, il ne s’est rien pas­sé qui ait annu­lé Ausch­witz, qui ait réfu­té Ausch­witz ». Cette mémoire du pas­sé défi­nit le malaise insou­te­nable avec lequel La Zone d’intérêt ren­voie ses spec­ta­teurs au présent.

Bibliographie

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  • Arendt, Han­nah. 2010. Eich­mann in Jeru­sa­lem : ein Bericht von der Bana­lität des Bösen. 5. Aufl. Mün­chen : Piper.
  • Cha­pou­tot, Johann. 2019. Libres d’obéir : le mana­ge­ment, du nazisme à aujourd’hui. Paris : Gallimard.
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  • École des Hautes Études en Sciences Sociales, éd. 1985, L’Al­le­magne nazie et le géno­cide juif : col­loque de l’É­cole des Hautes Études en Sciences Sociales. Paris : Éd du Seuil.
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