Freud commence comme chercheur de laboratoire en neuropathologie qui travaille sur les tissus nerveux, il finit comme celui qui écoute et déchiffre les « romans » personnels de ses patients. Ce passage ne va pas de soi. Pour reprendre une ancienne distinction épistémologique, Freud passe d’une science de la nature, c’est-à-dire d’une science nomothétique, à une science idiographique, une science historique.
Au cours de ce passage, il doit composer avec les connaissances neurologiques qui sont les siennes, les modèles explicatifs et les métaphores neurologiques dont il dispose, avant d’inventer d’autres modes d’explication.
Entre 1891 et 1896, il expérimente donc incessamment : un modèle explicatif se substitue à un autre, puis un nouveau modèle apparaît et refoule les autres pendant quelque temps ou les complémente pour être rejeté ou simplement oublié quelques mois plus tard. Il tâte, va et vient, reprend, laisse encore. Il se fourvoie, revient sur ses pas, se précipite dans des spéculations parfois fabuleuses.
La psychanalyse n’est pas sortie tout armée sous le coup d’une inspiration soudaine. C’est ce parcours de chercheur que suit pas à pas cet ouvrage, des travaux sur l’aphasie jusqu’à l’Esquisse pour une psychologie scientifique, dégageant au fur et à mesure les modèles que Freud a successivement proposés pour décrire les premières « compréhensions psychologiques » qui, les unes plus les autres moins, alimenteront la théorie psychanalytique ultérieure.
Les premiers textes de Freud se caractérisent par une richesse étonnante de méthodes pratiques, de perspectives épistémologiques, de théorisations et même de techniques thérapeutiques. Ces différentes approches ne correspondent nullement à des étapes chronologiques clairement ordonnées. Ainsi, par exemple, l’approche psychologique/psychiatrique des Études sur l’Hystérie est simultanée à l’approche neurophysiologique de la première partie du texte connu sous le nom de l’Esquisse d’une psychologie scientifique.
En fait, pendant la période de 1891 à 1896, Freud passe allègrement d’une approche à une autre, et propose d’étonnants mélanges de genres, comme dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique. En règle générale, ces mélanges se justifient avec la position du parallélisme psychophysiologique. Freud emprunte des éléments épars de cette approche au neurologue anglais Hughlings Jackson et, de manière bien moins explicite, à Ernst Mach, sans pour autant se soucier des différences qui séparent les deux conceptions du parallélisme psychophysiologique.
C’est cette perspective, néanmoins, qui nous a fait déplacer le point de départ de notre analyse des premières métapsychologies freudiennes jusqu’au texte sur les aphasies. Sur la conception des aphasies représente, avec les textes neurologiques et les textes sur la cocaïne[1], cette partie de l’œuvre freudienne systématiquement oubliée ou écartée par les historiens, commentateurs et interprètes. Or il nous semble que cette ignorance a écarté à tort l’un des textes les plus importants de la période pré analytique de l’œuvre freudienne. À l’époque où Freud rédige son ouvrage sur les aphasies, il n’est pas seulement au courant de l’histoire de Anna O, avec ses symptômes d’aphasie, mais il a déjà traité deux des patientes parmi les cinq qu’il présentera dans la partie clinique des Études sur l’hystérie. La proximité chronologique des différents travaux théoriques et cliniques ne vaut guère comme argument sans les recoupements thématiques. Ces recoupements nous semblent patents et, qui plus est, nombreux :
- Il y a d’abord la question de la théorie du psychique et de son rapport au neurologique dans le contexte des symptômes de psychopathologie. La discussion de principe minutieuse que Freud mène sur les différents aspects de cette question délicate dans le travail sur les aphasies opère comme présupposé épistémologique des travaux subséquents sur les psychonévroses de défense.
- Il y a ensuite la question de l’explication de la nature des aphasies, qui peuvent être dues aussi bien à des traumatismes et lésions neurologiques patentes, qu’à des symptômes hystériques, purement psychiques.
- Il y a enfin la question du langage, dans son rapport à la neurophysiologie, dans son rapport aux symptômes psychopathologiques, mais aussi dans le rapport au matériel clinique qui permet souvent seul de corroborer les hypothèses explicatives. Les développements de Freud sur la nature du langage en général, tel qu’il se déduit de l’expérience clinique des aphasies, constituent peut-être l’aspect le plus surprenant de cette œuvre. Contrairement à une idée reçue qui aime à attribuer les explications neurologiques du premier Freud – notamment dans le cas de l’Esquisse – à une absence de théorie linguistique, on trouve une véritable conception clinique du langage dès Sur la conception des aphasies. Freud y développe une première véritable théorie générale du langage, qui ne constitue pas seulement la base des réflexions subséquentes de la fonction du langage dans les psychonévroses, mais encore dans la distinction toujours défendue entre le conscient langagier, et l’inconscient sans langage.
- À ces trois convergences thématiques du travail sur les aphasies et des travaux cliniques subséquents, il faut également ajouter la spécificité de la méthode freudienne. Car ce que Freud critique dans les approches classiques des aphasies, ce sont les déductions aprioriques appuyées sur des convictions théoriques, qui constituent également la principale pierre d’achoppement de l’approche psychiatrique des névroses.
Dans le livre, nous tentons de montrer que Freud a développé plusieurs modèles métapsychologiques fonctionnels de 1891 – 1896 et que, sans attendre l’organologie de Fließ, il a également construit de son propre fait différents modèles de métapsychologie explicative.
[1] Voir Albrecht Hirschmüller Schriften über Kokain, Fischer Verlag, Francfort, 2004