L’inflation prodigieuse du terme concept de « crise » fait qu’il n’existe probablement plus de domaine au monde ou par-delà qui ne soit susceptible de crises.
Des crises politiques et sociales aux crises économiques et sanitaires, des crises de la civilisation, crises de la culture et crises scientifiques aux crises médicales et crises des valeurs, de la crise de la masculinité et de la crise de nerfs à la crise des quarante ans : tout semble avoir droit à sa propre crise. De même, pour ne regarder en arrière de quelque 20 ans, le XXIᵉ siècle a déjà entamé ou traversé des crises économiques et financières, des crises écologiques, une crise du climat, la crise du terrorisme mondialisé, des crises géopolitiques, des crises migratoires, des crises culturelles et religieuses, une crise générationnelle et depuis plus d’un an et demi : une crise sanitaire mondiale.
En somme, il faudrait penser que la crise, ses dérèglements, ses déséquilibres et désordres sont devenus plus ‘normaux’ et plus durables que la normalité, l’équilibre ou l’ordre eux-mêmes. Dira-t-on, en paraphrasant un proverbe connu, qu’il n’y a que la crise qui dure ?
À l’encontre des récents avertissements face à la pérennisation de la crise, il n’y aurait donc rien de particulièrement original à penser la crise comme état permanent.1 Les penseurs et les scientifiques concevant le conflit, la lutte, la querelle ou la compétition comme fondements de la société, de la politique, de l’économie, de la connaissance et des sciences et même du psychisme ne manquent pas.
Sur le plan sémantique, la crise comme interruption, va toutefois de pair avec une supposée ‘normalité’, qui précéderait, serait perdue ou menacée par un hiatus brusque et temporaire où l’avenir, ou son absence, se décideraient inévitablement, pour le meilleur ou pour le pire. Dans cette logique, il faudrait supposer une ‘normalité’ d’avant la crise et un rétablissement – la nouvelle normalité – d’après la crise.
Conçue comme rupture radicale d’une évolution linéaire de l’histoire, la crise devient néanmoins nécessairement imprévisible, incompréhensible et quasi inconcevable : si avant la crise, tout semblait normal, bien ordonné et bien équilibré comment donc concevoir la crise, si ce n’est comme évènement fortuit, inattendu et incommensurable ?
Une telle crise correspondrait à ce que certains philosophes ont essayé de penser sous le terme d’« événement ». L’évènement se présenterait comme une émergence singulière inattendue, en rupture avec tous les liens causaux historiques, politiques, économiques ou sociaux. La crise-évènement naîtrait, tel le miracle de la théologie chrétienne, de la rupture rupture et de la suspension de l’ordre naturel, comme l’apparition inexplicable d’un phénomène inouï.
Les sciences historiques et sociales, de même que la philosophie sociale et politique abordent la crise par la perspective inverse. Penser la crise, au sens fort du terme, requiert son inscription dans une ‘normalité’, dans la chaîne causale d’un évolution historique, politique, sociale ou économique. L’on se souviendra, dans ce contexte, de la fameuse réponse de Th. W. Adorno à un intervieweur du Spiegel le 5 mai 1968 :
Professeur, il y a quinze jours, le monde semblait encore en ordre …
Pas pour moi.2
Il n’est reste pas moins que la « crise » est une notion à la fois mal déterminée et surdéterminée. Ce qui plus est, comme le remarque à juste titre l’helléniste Vivien Longhi (Longhi 2019), la notion de crise avec sa supposée origine médicale grecque a fini par s’intégrer au langage politique et managérial où elle a fini par se présenter comme corollaire du volontarisme et du décisionnisme du dirigeant. Face à la crise, le leader politique ou économique est celui qui se pose en détenteur de « toute sa détermination, sa force de décision, et sa volonté de réforme intacte » (Longhi. op. cit.). À suivre cette transformation sémantique récente, la crise est devenue un simple objet de gestion, le champ de techniques de contrôle et d’organisation visant à prévoir, limiter et résoudre des situations instables.
Retraçons brièvement les origines historiques du concept de « crise ».
Une brève histoire de la notion de « crise »
L’origine historique la mieux connue et la plus citée – de fait, la seule étymologie retenue par les grands dictionnaires courants – est celle de la médecine hippocratique (le Corpus Hippocraticum, composé entre le Ve et le Ier siècle av. J.-C.).
Dans ce contexte que la notion de « crise » prend sa signification aujourd’hui la plus courante : celle d’une « situation de trouble, due à une rupture d’équilibre et dont l’issue est déterminante pour l’individu ou la société » (selon la définition du CNRTL).
Dans la médecine hippocratique la crise caractérise ce moment décisif où le patient survivra ou succombera à sa maladie. La crise constitue le point ou le moment d’une décision où la situation évolue vers le meilleur ou le pire. Par extension, la crise représenterait donc « le point culminant et le tournant d’une évolution dangereuse ». Ce serait le sens le plus courant à attribuer aux crises politiques, économiques, sociales mais aussi psychiques, morales, voire spirituelles.
Or malgré les signes « de distinction et d’érudition philosophante » que confèrent de tels rappels aux ‘anciens grecs’, dans les textes grecs, la notion de « crise » (κρίσις) porte une signification différente chez l’historien Thucydide que chez Hippocrate, et s’avère dotée d’une signification différente encore dans les pensées politiques de Platon ou d’Aristote.
Dans l’historiographie de Thucydide, la krisis désigne le moment de la fin des hostilités militaires. La krisis ne représente pas le désordre ou le dérèglement, mais bien au contraire le retour à la ‘normale’. La Guerre du Péloponnèse (le conflit entre Sparte et Athènes de 431 av. J.-C. à 404 av. J.-C.) dont Thucydide tente de retracer l’histoire, se caractérise justement de ne pas parvenir à la crise, c’est-à-dire au moment de décision. Longhi rappelle qu’il y a ici une véritable inversion du sens entre la krisis des historiens grecs et la crise de la modernité (période historique qui débute avec la Renaissance).
Dans sa République Platon recourt bien à la métaphore de la maladie de la cité et les juges y sont encore comparés à des médecins. Mais malgré l’analogie de la pathologie dans la réflexion sur la dégénérescence ne recourt pas à la notion de crise. La raison en est que la crise hippocratique est conçue comme une « mise en ordre naturelle » du corps qui demande au médecin de s’abstenir plutôt que d’intervenir. Or, dans la république platonicienne, il n’existe aucun mécanisme naturel qui redresserait un ordre décadent, la nature de l’ordre public est d’être corruptible. Une fois donc que la « maladie » de la cité est réalisée, il n’y a pas de retour. La bonne politique consiste dès lors à retarder, autant que faire se peut, la corruption de la démocratie. Dans ce sens, l’ensemble de la pensée politique de Platon peut-être interprétée comme une réponse à la crise de la démocratie athénienne après la mort de Péricles.
Dans sa Politique, Aristote recourt au terme de crise surtout dans le sens de la décision : décisions électorales et décisions gouvernementales, décisions sur la guerre et la paix, décisions de condamnations à mort. La crise se réfère en général aux décisions de politique gouvernementale. (Koselleck, 1995)
La dimension légale de la décision caractérise également la crise du nouveau testament. Dans le contexte de l’apocalypse, notamment, la crise acquiert une signification eschatologique (relative au jugement dernier et au salut). La crise est ici celle du jugement dernier (Judicium), du jour donc où dans un procès universel dieu juge des pensées, des intentions et des actes de hommes et décide entre ceux qui seront damnés et ceux qui auront droit au salut éternel. La crise en devient un événement cosmique où les croyants pourront espérer le salut et les incroyants se verront condamnés à l’enfer.
C’est donc surtout par le biais de la conception hippocratique, médicale de la crise. De ce fait, la notion de crise comme « maladie » suppose toujours une « normalité » dont elle se détache dans un moment engageant un processus de jugement ou de décision. La crise en vient ainsi à indiquer des « alternatives décisives pour la vie qui devaient répondre à la question de savoir ce qui est juste ou injuste, salvateur ou néfaste, salutaire ou funeste. » (Koselleck, 1995)
La notion de crise politique, sociale ou économique constitue donc, en règle générale, une invention moderne3. La notion de crise, telle que nous l’employons aujourd’hui apparaît dans les écrits politiques du XVIIe et surtout du XVIIIe siècle, plus particulièrement à partir de Rousseau (voir la citation en exergue) et à partir de la Révolution française (d’où l’association conceptuelle de la crise et de la révolution). Avec Rousseau, la métaphore ou l’analogie de la crise hippocratique entre le domaine du politique. Et c’est à partir de la Révolution française que la notion de « crise » s’installe comme outil d’interprétation majeur de l’histoire et de ses moments de ‘rupture’. (Koselleck, 2016)
Suite : les significations de la crise ➨
Bibliographie
- Koselleck, R. (2016). Begriffsgeschichten : Studien zur Semantik und Pragmatik der politischen und sozialen Sprache (3. Aufl. 2016). Suhrkamp.
- Koselleck, R. (1995). Krise. In O. Brunner, W. Conze, & R. Koselleck (Éds.), Geschichtliche Grundbegriffe : Vol. Bd.3 H‑Me (Unveränd. Nachdr., 1. Aufl, p. 617‑650). Klett Cotta.
- Longhi, V. (2019). La crise, une notion politique héritée des Grecs ? Anabases. Traditions et réceptions de l’Antiquité, 29, 21‑35.
Notes
- Voir Agamben G. (2003) État d’exception. Homo sacer, II, 1. Éditions du Seuil « L’Ordre philosophique ».
Dans ce contexte, lire également la critique de l’analyse d’Agamben : Paugam, G. (2004). « L’état d’exception : Sur un paradoxe d’Agamben. » Labyrinthe, 19, 43 – 58. ↩︎ - Keine Angst vor dem Elfenbeinturm. (1969, Mai 4). Der Spiegel. https://www.spiegel.de/kultur/keine-angst-vor-dem-elfenbeinturm-a-1263973f-0002 – 0001-0000 – 000045741579 ↩︎
- Contrairement à cette affirmation, on lira avec intérêt l’interprétation historique d’Eloise Adde qui parvient à situer l’sue politique de la crise dès le XIIè siècle. Voir Crise et urgence au Moyen Âge, les exemples du Brabant et de la Bohême. (26 octobre 2020). eloise adde. https://eloiseadde.home.blog/2020/10/26/crise-et-urgence-au-moyen-age-les-exemples-du-brabant-et-de-la-boheme/ ↩︎