Le temps des crises (2)

Le concept moderne de crise

Nous appro­chons de l’état de crise et du siècle des révo­lu­tions. Qui peut vous répondre de ce que vous devien­drez alors ? Tout ce qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire… (J.-J. Rous­seau. Émile ou De l’éducation. 1762)

La notion moderne de crise implique une « contrainte de déci­sion » où se déter­mine le sort d’un temps his­to­rique, d’une confi­gu­ra­tion poli­tique, d’une situa­tion éco­no­mique, voire du monde sans son ensemble.

Il aura fal­lu attendre le XVIIIᵉ siècle pour que le concept de « crise » issu de la méde­cine hip­po­cra­tique vienne à s’appliquer aux phé­no­mènes de la poli­tique. Dans son sens poli­tique, constate l’historien R. Kosel­leck, la crise prit d’abord une signi­fi­ca­tion assez large. Vers la fin du XVIIᵉ et au début du XVIIIᵉ, la crise poli­tique carac­té­ri­sait dans l’ensemble des situa­tions poli­tiques et mili­taires s’aggravant, au point d’entraîner une situa­tion de pré­ser­va­tion ou de dis­so­lu­tion de l’ordre poli­tique. Dans ce sens la « crise » poli­tique se conçut par ana­lo­gique avec la crise hip­po­cra­tique (médi­cale) du diag­nos­tic – comme moment de mani­fes­ta­tion d’une déci­sion radi­cale – et du juge­ment – la réso­lu­tion de la situa­tion pour le meilleur ou le pire.

À par­tir de la seconde moi­tié du XVIIIᵉ siècle, la notion de crise se rat­tache éga­le­ment à la signi­fi­ca­tion reli­gieuse du Judi­cium (juge­ment der­nier) : c’est au moment de la crise que se décide défi­ni­ti­ve­ment et irré­ver­si­ble­ment le sort d’une culture ou d’une civilisation.

C’est dans ce sens que Frie­drich Schil­ler écrit, dans l’un de ses poèmes : « l’histoire du monde est le juge­ment du monde » (« Die Welt­ges­chichte ist das Welt­ge­richt », Resi­gna­tion 1784).

Chez Schil­ler, l’histoire du monde devient elle-même une crise per­ma­nente. Dans le poème « Rési­gna­tion » de 1784, un « moi » défunt se plaint de la pro­messe non-tenue du juge­ment der­nier. Ayant sacri­fié le bon­heur ter­restre pour la pro­messe d’un bon­heur éter­nel d’après la mort, le défunt se rend compte que par-delà le fleuve qui le sépare de la vie, rien ne l’attend. Le bon­heur espé­ré dans l’au-delà – « la ter­reur […] réser­vée aux méchants et la joie aux justes » – n’existe pas. La pro­messe théo­lo­gique n’était qu’une illu­sion men­teuse. Ain­si, récla­mant sa récom­pense de juste, le défunt entend répondre un « esprit » :

Wer die­ser Blu­men Eine brach, begehre
Die andre Schwes­ter nicht.
Genieße, wer nicht glau­ben kann. Die Lehre
Ist ewig wie die Welt. Wer glau­ben kann, ent­behre.
Die Welt­ges­chichte ist das Welt­ge­richt
.1

Le temps pas­sé au renon­ce­ment était donc un temps per­du : « ce que l’on retranche d’une minute, l’éternité ne le rend jamais ». Il n’y a pas de juge­ment der­nier, il n’y a pas de récom­pense dans l’au-delà, c’est l’histoire d’un monde sécu­la­ri­sé qui ici devient le lieu et le temps du Juge­ment dernier.

Avec Schil­ler, la signi­fi­ca­tion reli­gieuse de la crise prend donc en même temps un sens post-théo­lo­gique. La crise comme temps sécu­la­ri­sé doit impo­ser la déci­sion entre les deux fleurs, les deux modes de vie : l’espoir du Juge­ment der­nier dans l’au-delà (Hoff­nung) ou la jouis­sance (Genuß) de la vie ter­restre. Mais une fois sécu­la­ri­sée, la crise devient déci­sion per­ma­nente d’une his­toire sans au-delà et dépour­vue de toute jus­tice supé­rieure rému­né­ra­trice. Schil­ler énonce donc l’une des concep­tions modernes cou­rantes du concept de « crise » : l’histoire est une crise per­ma­nente où l’avenir se décide à tout moment. Cette his­toire n’est donc impli­ci­te­ment plus celle du temps linéaire de l’eschatologie – ou de sa ver­sion moder­ni­sée comme pro­grès et crois­sance – mais un temps inter­rom­pu par des cou­pures imprévues.

C’est chez Rous­seau (Émile ou de l’éducation, 1762) tou­te­fois que l’on trouve le pre­mier usage pro­pre­ment moderne de la crise. Rous­seau conçoit la crise en oppo­si­tion à l’idée du pro­grès his­to­rique – la concep­tion escha­to­lo­gique de l’histoire conçue comme pro­gres­sion linéaire vers un ‘monde meilleur’ – et celle de la sta­bi­li­té du temps cyclique de l’histoire – la concep­tion natu­ra­li­sante de l’histoire. La crise est ce qui vient rompre le mou­ve­ment linéaire de l’histoire ou l’ordre cyclique du temps pour y ins­tau­rer la pos­si­bi­li­té du radi­ca­le­ment nouveau.

De ce fait, la crise implique en même temps une concep­tion nou­velle de la révo­lu­tion. Ori­gi­nai­re­ment conçue sur le modèle cyclique du temps et de l’histoire – à l’instar du mou­ve­ment orbi­tal des corps célestes – la révo­lu­tion conçue comme crise ouvre à un ave­nir impré­vi­sible, et à une fin incer­taine et inat­ten­due de l’état présent.

À la suite de Rous­seau, en 1778, Denis Dide­rot décrit une crise – dans le contexte de l’époque des agi­ta­tions pré­ré­vo­lu­tion­naires à Paris – où, sui­vant la for­mu­la­tion de R. Kosel­leck, le peuple pari­sien était prêt à croire à tout ce qui pro­met­tait une réso­lu­tion des conflits, à une période où des ami­tiés se bri­saient et des asso­cia­tions impro­bables d’opposants (Kosel­leck, 1991). Dans une for­mu­la­tion d’une éton­nante actua­li­té, Dide­rot écrit :

C’est l’effet d’un malaise sem­blable à celui qui pré­cède la crise dans la mala­die : il s’élève un mou­ve­ment de fer­men­ta­tion secrète au dedans de la cité ; la ter­reur réa­lise ce qu’elle craint.2

Avec Rous­seau et Dide­rot se situe donc aux ori­gines de la notion moderne de la crise.

Les significations historiques de la notion de « crise »

His­to­ri­que­ment, le concept moderne de crise se déve­loppe sui­vant quatre sens dif­fé­rents : celui de la crise comme pré­ci­pi­ta­tion d’un moment de dénoue­ment, celui de la crise comme état per­ma­nent, celui de la crise comme évé­ne­ment unique, mais réité­ré et celui de la crise comme moment d’un der­nier juge­ment, d’une éven­tuelle fin de l’histoire.3

  1. La concep­tion ‘médi­cale’ de la crise poli­tique repré­sente le sens le plus cou­rant que nous accor­dons aujourd’hui encore à la crise. Dans cette pers­pec­tive, la crise poli­tique ou éco­no­mique repré­sente le moment où tout concourt à une situa­tion de non-retour d’un ave­nir qui se heurte à une déci­sion aux consé­quences impré­vi­sibles. Chan­ge­ment radi­cal et his­to­rique de l’ordre poli­tique donc, qui ne per­met pas de pré­voir ce qu’il en sera par-delà la crise. De ce point de vue, et avec la dis­tance his­to­rique qui est la nôtre, nous pour­rions relire dif­fé­rem­ment l’idée d’une « crise » finan­cière qui a secoué le monde en 2007/2008. D’une part, cette « crise » était pré­vi­sible sous bien des d’égards, et d’autre part, elle n’a pas appor­té les grands chan­ge­ments – le nou­veau monde post-capi­ta­liste – espé­rés. (La notion de crise éco­no­mique méri­te­rait néan­moins quelques déve­lop­pe­ments sup­plé­men­taires, voir pt. 4 ci-des­sous.) Bien au contraire. La ques­tion de savoir si la pan­dé­mie du Covid repré­sente une crise dans ce sens, c’est-à-dire un moment de rup­ture poli­tique, éco­no­mique et social pro­fond, reste à voir.
  2. Sui­vant une deuxième inter­pré­ta­tion de la notion de crise, l’histoire moderne peut être inter­pré­tée comme crise per­ma­nente. La crise est dès lors conçue comme pro­ces­sus par lequel l’histoire du monde devient, sui­vant l’expression de Schil­ler, sécu­la­ri­sa­tion du « Welt­ge­richt ». Dans une ver­sion plus récente, la concep­tion dar­wi­nienne, avec sa sur­vie du plus apte, pour­rait se conce­voir comme modèle natu­ra­li­sé d’une crise per­ma­nente, où la sur­vie des espèces elle-même est sou­mise à la pres­sion constante d’une déci­sion de sur­vie ou d’extinction. Ici, ce sera une nature sou­mise à l’arbitraire des chan­ge­ments envi­ron­ne­men­taux et de la sélec­tion consé­quente qui se pose­rait en juge de l’histoire. Une variante que l’on retrouve dans nombre d’arguments éco­lo­giques contem­po­rains du rôle de l’activité humaine sur l’écosystème ter­restre. Si l’histoire est conçue comme crise per­ma­nente, si le temps de l’histoire consti­tue en même temps un juge­ment de ce qui pré­cède – per­sé­vé­rance, dura­bi­li­té, conti­nui­té et crois­sance vs. dis­pa­ri­tion, sup­pres­sion, effon­dre­ment et déca­dence – chaque moment his­to­rique repré­sente donc une « contrainte de déci­sion » où se décide le sort du pré­sent et de l’avenir.
  3. La crise peut être inter­pré­tée comme évé­ne­ment plus ou moins unique et sin­gu­lier où une situa­tion pré­cé­dem­ment stable se pré­ci­pite, par une accé­lé­ra­tion sou­daine, en un chan­ge­ment de la situa­tion. De telles crises peuvent, bien évi­dem­ment se répé­ter et se suc­cé­der, mais elles n’en res­tent pas moins des moments excep­tion­nels qui viennent à inter­rompre le cours linéaire de l’histoire. La notion de crise éco­no­mique relève de cette inter­pré­ta­tion ité­ra­tive et dis­rup­tive de la crise. Comme le montre R. Kosel­leck dans son ana­lyse de l’histoire de la notion de « crise », la « crise éco­no­mique », qui repose sur la concep­tion de l’équilibre du XVIIIᵉ siècle, s’inscrit dans la logique tem­po­relle de cette concep­tion. Dans la crise éco­no­mique, l’équilibre sup­po­sé entre offre et demande, entre cir­cu­la­tion d’argent et cir­cu­la­tion de mar­chan­dises, entre pro­duc­tion et consom­ma­tion. La crise repré­sente donc un moment récur­rent (même cyclique) du déran­ge­ment de l’équilibre. Rai­son pour laquelle les crises éco­no­miques ont pu être inter­pré­tées dès le XIXᵉ siècle comme géné­ra­trices his­to­riques du progrès.
  4. La crise peut éga­le­ment repré­sen­ter le moment ultime, l’instant du « der­nier juge­ment » où l’histoire en vient à sa fin. Ce topos théo­lo­gique, plus par­ti­cu­liè­re­ment de la concep­tion escha­to­lo­gique de l’histoire – le temps his­to­rique conçu comme évo­luant vers une fin du monde, le second avè­ne­ment du Christ – semble aujourd’hui retrou­ver une nou­velle actua­li­té. On pen­se­ra en pre­mier lieu aux tra­vaux de Gün­ther Anders sur la bombe ato­mique (Anders, 1995). Dans la même ligne de pen­sée, Kosel­leck écrit en conclu­sion de son ana­lyse du concept de la crise : « La ques­tion se pose donc de savoir si notre modèle séman­tique de la crise comme déci­sion finale n’a pas obte­nu plus de chances de se réa­li­ser que jamais aupa­ra­vant. Si tel est le cas, tout dépen­drait de l’o­rien­ta­tion de toutes les forces vers la pré­ven­tion de la chute. » (Kosel­leck, op. cit.)

Si l’on suit cette ligne de pen­sée la notion de « crise » et son usage expli­cite dans les dis­cours poli­tiques, éco­no­miques, socio­lo­giques et jour­na­lis­tiques ne serait pas seule­ment la marque de la moder­ni­té, mais l’histoire même de la moder­ni­té serait une his­toire des crises et des révo­lu­tions. Ce constat est dres­sé pour la pre­mière fois dans les pas­sages bien connus du « Mani­feste du Par­ti Com­mu­niste » de Marx et de Engels en 1847, où la bour­geoi­sie est décrite comme une classe essen­tiel­le­ment révolutionnaire :

La bour­geoi­sie a joué dans l’his­toire un rôle émi­nem­ment révo­lu­tion­naire. […] La bour­geoi­sie ne peut exis­ter sans révo­lu­tion­ner constam­ment les ins­tru­ments de pro­duc­tion, ce qui veut dire les rap­ports de pro­duc­tion, c’est-à-dire l’en­semble des rap­ports sociaux. Le main­tien sans chan­ge­ment de l’an­cien mode de pro­duc­tion était, au contraire, pour toutes les classes indus­trielles anté­rieures, la condi­tion pre­mière de leur exis­tence. Ce bou­le­ver­se­ment conti­nuel de la pro­duc­tion, ce constant ébran­le­ment de tout le sys­tème social, cette agi­ta­tion et cette insé­cu­ri­té per­pé­tuelles dis­tinguent l’é­poque bour­geoise de toutes les précédentes.

Loin donc de repré­sen­ter une atteinte ou une per­tur­ba­tion extra­or­di­naire, la crise repré­sente donc un moment consti­tu­tif de l’histoire moderne. L’histoire moderne, pour­rait-on dire, est celle du temps de la crise. C’est ce que sou­ligne par ailleurs l’extraordinaire essor de la notion de crise autant dans les dis­cours que dans les pra­tiques poli­tiques, sociales et économiques.

C’est ce que conclut le phi­lo­sophe Paul Ricoeur dans son ana­lyse du concept de « crise » :

Dès lors, ce qui paraît le mieux carac­té­ri­ser la crise de notre époque, c’est, d’une part, l’ab­sence de consen­sus dans une socié­té divi­sée, comme on l’a dit, entre tra­di­tion, moder­ni­té et post­mo­der­ni­té ; c’est ensuite, et plus gra­ve­ment, le recul géné­ral des convic­tions et de la capa­ci­té d’en­ga­ge­ment que ce recul entraîne ou, ce qui revient au même, le recul géné­ral du sacré, qu’on l’en­tende comme sacré ver­ti­cal (reli­gieux au sens le plus large) ou sacré hori­zon­tal (poli­tique au sens le plus large).

Dans l’histoire moderne, la crise est deve­nue un « fait social total » (Mauss, 1923/24), c’est-à-dire un évè­ne­ment glo­bal qui atteint tous les niveaux d’une socié­té et qui ne peut être abor­dé qu’à tra­vers « les repré­sen­ta­tions que la socié­té se fait d’elle-même ».

Pour cette rai­son, les moments de crise marquent des moments d’organisation, de désor­ga­ni­sa­tion ou de réor­ga­ni­sa­tion sociales bien carac­té­ri­sés et repé­rables. C’est l’analyse que pro­pose la socio­lo­gie de la crise.

À suivre : la socio­lo­gie de la crise

Bibliographie

  • Anders, G. (1995). Hiro­shi­ma ist übe­rall (Unverän­der­ter Nach­druck der Ori­gi­na­laus­gabe). Ver­lag C.H. Beck.
  • Kosel­leck, R. (2016). Begriff­sges­chich­ten : Stu­dien zur Seman­tik und Prag­ma­tik der poli­ti­schen und sozia­len Sprache (3. Aufl. 2016). Suhrkamp.
  • Kosel­leck, R. (1995). Krise. In O. Brun­ner, W. Conze, & R. Kosel­leck (Éds.), Ges­chicht­liche Grund­be­griffe : Vol. Bd.3 H‑Me (Unveränd. Nach­dr., 1. Aufl, p. 617‑650). Klett Cotta.
  • Fukuya­ma, F. (2006). The End of His­to­ry and the Last Man (Reis­sue Edi­tion). Free Press.
  • Mauss, M. (1923 – 1924). Essai sur le don. Formes et rai­sons de l’é­change dans les socié­tés archaïques. L’an­née socio­lo­gique, nou­velle série, tome 1.
  • Ricœur, P. (1988). La crise : Un phé­no­mène spé­ci­fi­que­ment moderne ? Revue de Théo­lo­gie et de Phi­lo­so­phie, 120(1), 1 – 19.
  • Schil­ler, F. (1992). Werke und Briefe, Bd. 1. Deut­scher Klas­si­ker Verlag.

Notes

  1. « Que celui qui a cueilli une de ces fleurs n’espère pas avoir l’autre. Que celui qui ne peut pas croire cherche la jouis­sance. Cette loi est éter­nelle comme le monde. Que celui qui peut croire sache attendre. L’histoire du monde est le juge­ment du monde. » (trad. Xavier Mar­mier, 1854) ↩︎
  2. Dide­rot, D. (1778), Essai sur les règnes de Claude et de Néro, cité dans Kosel­leck, 1995. ↩︎
  3. La ver­sion sécu­la­ri­sée moderne de la « fin de l’histoire » a été intro­duite par la Phé­no­mé­no­lo­gie de l’esprit(1807) de G.W.F Hegel. La variante la plus récente d’une fin de l’histoire se trouve bien évi­dem­ment dans l’ouvre bien connu de Fran­cis Fukuya­ma – The End of His­to­ry and the Last Man (1992) – qui diag­nos­tique la fin de la guerre froide comme ins­tau­ra­tion défi­ni­tive de la démo­cra­tie libé­rale et de l’économie de mar­ché comme modèle poli­tique uni­ver­sel. ↩︎