
Selon une concepÂtion couÂrante, le crime ou la dĂ©viance serait le proÂblème, et la puniÂtion la soluÂtion. Dans cette optique, la puniÂtion ne serait pas seuleÂment la rĂ©ponse Ă©viÂdente et inconÂtourÂnable au crime. Mais le nombre ou l’importance des puniÂtions serait encore en rapÂport direct avec le nombre ou la graÂviÂtĂ© des crimes.
Or, dans son livre Punir. Une pasÂsion contemÂpoÂraine de 2017, Didier FasÂsin rapÂpelle les divers paraÂdoxes auxÂquels se heurte une telle Ă©viÂdence apparente.
Les concepÂtions juriÂdiques et phiÂloÂsoÂphiques de la puniÂtion se heurtent Ă deux paraÂdoxes. Le preÂmier tient dans le fait que le lien entre crime et châÂtiÂment nous semble ›natuÂrel‹. Or, il n’en est rien : il existe des sociĂ©ÂtĂ©s qui ont imaÂgiÂnĂ© d’autres soluÂtions, mĂŞme face aux crimes les plus graves.
Un autre paraÂdoxe tient dans le rapÂport inverÂsĂ© entre les staÂtisÂtiques des crimes en dĂ©croisÂsance et le nombre croisÂsant de peines et d’incarcĂ©rations.
Par-delĂ ces paraÂdoxes, il existe nĂ©anÂmoins un autre aspect, que les rĂ©flexions juriÂdiques et phiÂloÂsoÂphiques menÂtionnent rareÂment et que FasÂsin appelle « la part mauÂdite » de la puniÂtion. C’est Ă cet endroit que l’on trouve la vĂ©riÂtable « pasÂsion de punir » qui semble caracÂtĂ©ÂriÂser nos sociĂ©ÂtĂ©s contemporaines.
Texte …
Selon une concepÂtion couÂrante, la rĂ©ponse la plus perÂtiÂnente ou la plus natuÂrelle au crime serait la puniÂtion. Dans cette optique, le nombre ou l’imÂporÂtance des puniÂtions serait Ă mettre en rapÂport direct avec le nombre ou l’imÂporÂtance des crimes.
Dans son livre Punir de 2017, Didier FasÂsin rapÂpelle nĂ©anÂmoins les paraÂdoxes auquel se heurte une telle Ă©viÂdence. Car, si la pluÂpart des pays occiÂdenÂtaux connaissent aujourd’Âhui une mulÂtiÂpliÂcaÂtion specÂtaÂcuÂlaire des incarÂcĂ©ÂraÂtions, il en va autreÂment des crimes. En fait, rapÂpelle FasÂsin, l’on constate une dimiÂnuÂtion contiÂnue des « formes les plus prĂ©ÂocÂcuÂpantes » de la criÂmiÂnaÂliÂtĂ© et de la vioÂlence. Ă€ l’augÂmenÂtaÂtion specÂtaÂcuÂlaire des peines corÂresÂpond donc une dimiÂnuÂtion maniÂfeste des crimes. Le prinÂcipe du rapÂport entre le crime et la puniÂtion y perd de son Ă©viÂdence. Car, il fauÂdrait bien pluÂtĂ´t penÂser que nous sommes Ă un moment de l’hisÂtoire oĂą la puniÂtion semble deveÂnue une vĂ©riÂtable « pasÂsion », selon l’exÂpresÂsion de Fassin.
Mais, ce que FasÂsin remet en quesÂtion ce n’est pas seuleÂment le rapÂport quanÂtiÂtaÂtif et quaÂliÂtaÂtif du crime et du châÂtiÂment. Ce qu’il y a lieu d’inÂterÂroÂger, c’est l’iÂdĂ©e mĂŞme, c’est le prinÂcipe de ce rapÂport : dans quelle mesure le crime implique-t-il, requiert-il ou nĂ©cesÂsite-t-il un châÂtiÂment ? Car, ce que montrent les recherches en anthroÂpoÂloÂgie : ce rapÂport n’a rien de natuÂrel ou de nĂ©cesÂsaire. Il repose sur des dĂ©terÂmiÂnaÂtions proÂpreÂment cultuÂrelles et hisÂtoÂriques de la punition.
Dans les termes de FasÂsin : « l’iÂdĂ©e mĂŞme qu’un crime, a forÂtioÂri le plus grave pour une sociĂ©ÂtĂ© donÂnĂ©e, appelle un châÂtiÂment ne se trouve pas uniÂverÂselÂleÂment vĂ©riÂfiĂ©e. » (op. cit., p. 31) C’est-Ă -dire que « d’autres rĂ©ponses ont Ă©tĂ© imaÂgiÂnĂ©es par les sociĂ©ÂtĂ©s, mĂŞme pour les faits les plus graves » (op. cit., p. 35)
La quesÂtion en prend donc une tout autre tourÂnure : pourÂquoi la puniÂtion est-elle deveÂnue une pasÂsion contemÂpoÂraine, quand d’un cĂ´tĂ© aucune croisÂsance corÂresÂponÂdante des crimes ne jusÂtiÂfie le zèle puniÂtif, et quand de l’autre cĂ´tĂ©, le rapÂport entre crime et châÂtiÂment ne va nulÂleÂment de soi ?
Comme on peut s’y attendre, les rĂ©ponses sont mulÂtiples. Il y aurait, d’une part une senÂsiÂbiÂliÂtĂ© croisÂsante de la part de la popuÂlaÂtion aux crimes et dĂ©viances. Et, de l’autre cĂ´tĂ©, il y aurit une surÂenÂchère maniÂfeste de la rĂ©ponse poliÂtique Ă la demande de puniÂtion. C’est ce que FasÂsin nomme le « popuÂlisme pĂ©nal ». DĂ©ciÂsion poliÂtique en consĂ©Âquence d’éÂtendre le domaine des peines et de renÂforÂcer le rĂ©gime des peines. (op. cit., p. 31)
L’un des aspects les plus oriÂgiÂnaux de l’aÂnaÂlyse de FasÂsin tient cerÂtaiÂneÂment dans sa rĂ©ponse Ă la quesÂtion de savoir pourÂquoi on punit. Le sous-titre du livre – une pasÂsion contemÂpoÂraine – l’inÂdique : la puniÂtion peut releÂver d’un dĂ©sir, d’une pulÂsion, d’une exalÂtaÂtion irraÂtionÂnelles. Ce serait « la part mauÂdite » voiÂlĂ©e, qui se cacheÂrait derÂrière les disÂcusÂsions phiÂloÂsoÂphiques, juriÂdiques et poliÂtiques sur le châÂtiÂment : le plaiÂsir de faire le mal, la jouisÂsance pure et simple de faire souffrir.
Osons l’hyÂpoÂthèse : cet Ă©lĂ©Âment risque d’avoir toute son imporÂtance dans le contexte des chanÂgeÂments disÂcurÂsifs jourÂnaÂlisÂtiques, poliÂtiques et sociaux dont nous avons tĂ©moiÂgnĂ© ces deux derÂnières annĂ©es. Mis Ă part les interÂprĂ©ÂtaÂtions plus avenÂtuÂreuses et senÂsaÂtionÂnaÂlistes de la « psyÂchose colÂlecÂtive », dont le concept et les criÂtères d’évaluation socioÂpsyÂchoÂloÂgiques seraient encore Ă construire, et Ă cĂ´tĂ© des tenÂtaÂtives plus intĂ©ÂresÂsantes de reconsÂtiÂtuer les phĂ©ÂnoÂmènes quaÂsi-reliÂgieux (le « culte » du Covid selon l’expression C. J. HopÂkins), il serait cerÂtaiÂneÂment intĂ©ÂresÂsant de se penÂcher sur le plaiÂsir de punir, sur la jouisÂsance de comÂmanÂder, sur les rĂ©jouisÂsances de la mise-Ă -mort sociale, sur la volupÂtĂ© de la dĂ©nonÂciaÂtion, etc. qui aniÂmaient les disÂcours de la ratioÂnaÂliÂtĂ© scienÂtiÂfique, de la soliÂdaÂriÂtĂ© moraÂliÂsĂ©e et des bons senÂtiÂments du nouÂveau collectivisme.
Une autre anaÂlyse – pulÂsionÂnelle – de cerÂtaines insÂtiÂtuÂtions Ă©taÂtiques s’y proÂfiÂleÂrait en mĂŞme temps, et qui pourÂrait prendre dĂ©part des rĂ©flexions de Nietzsche :
C’est encore chez Nietzsche qu’il faut cherÂcher l’exÂploÂraÂtion de cette relaÂtion trouble au châÂtiÂment : la volupÂtĂ© de « faire le mal pour le plaiÂsir de le faire », forÂmule qu’il emploie en franÂçais. Punir n’est pas simÂpleÂment rendre un mal pour un mal ; c’est proÂduire une soufÂfrance graÂtuite, qui s’aÂjoute Ă la sancÂtion, pour la seule satisÂfacÂtion de savoir que le couÂpable souffre. Il y a donc dans l’acte de punir quelque chose qui rĂ©siste Ă l’exaÂmen rationÂnel ou, plus exacÂteÂment, qui rĂ©siste Ă sa desÂcripÂtion comme un fait rationÂnel : une pulÂsion, plus ou moins refouÂlĂ©e, dont la sociĂ©ÂtĂ© dĂ©lègue les effets Ă cerÂtaines insÂtiÂtuÂtions et professions.
FasÂsin, D. (2017). Punir : Une pasÂsion contemÂpoÂraine. ÉdiÂtions du Seuil
Dans ce contexte, on penÂseÂra ausÂsi Ă la disÂtincÂtion intĂ©ÂresÂsante entre sadisme et agresÂsion, introÂduite par le psyÂchaÂnaÂlyste anglais MerÂvin GlasÂser. Selon GlasÂser, la vioÂlence agresÂsive a comme preÂmier but l’auÂto-prĂ©ÂserÂvaÂtion. Elle vise tout d’aÂbord Ă Ă©liÂmiÂner ou Ă Ă©chapÂper Ă un danÂger reprĂ©ÂsenÂtĂ© par l’autre. Dans ce sens, il importe peu ce qu’il en advient Ă cet autre. La visĂ©e de l’acte agresÂsif n’est pas tant l’autre que le soi, qu’il s’aÂgit de protĂ©ger.
Cette situaÂtion est inverÂsĂ©e dans le cas de la vioÂlence sadique. Ici, il ne s’aÂgit pas tant de proÂtĂ©Âger le moi, que de jouir de l’autre. La visĂ©e de l’acte sadique consiste dans le contrĂ´le de l’autre, dans l’inÂtenÂtion de la faire et de le voir soufÂfrir phyÂsiÂqueÂment ou psyÂchoÂloÂgiÂqueÂment. De ce fait, le sadisme a parÂtie intiÂmeÂment liĂ©e avec le plaiÂsir. Si l’aÂgresÂsiÂviÂtĂ© vise donc la surÂvie ou plus simÂpleÂment l’éÂviÂteÂment du dĂ©plaiÂsir, le sadisme vise le plaiÂsir de savoir l’autre souffrir.
Une telle disÂtincÂtion perÂmet de mieux caracÂtĂ©ÂriÂser le cĂ´tĂ© pulÂsionÂnel et interÂacÂtif, soit ce que FasÂsin nomme la « part mauÂdite », la part cachĂ©e des disÂcours phiÂloÂsoÂphiques et juriÂdiques. En termes simples : punir proÂcure du plaiÂsir. Et, c’est Nietzsche qui perÂmet de rapÂpeÂler comÂment ce plaiÂsir honÂteux se trouve rĂ©guÂlièÂreÂment masÂquĂ© par la ratioÂnaÂliÂtĂ© juriÂdique ou poliÂtique. MĂ©fiez-vous, Ă©criÂvait-il encore dans son ZaraÂthousÂtra, de tous ceux qui sont aniÂmĂ©s par le dĂ©sir de punir.
La page du PodÂcast : https://​rss​.com/​p​o​d​c​a​s​t​s​/​a​u​t​r​e​s​c​e​ne/
La page du Blog : https://​www​.others​cene​.org