La méthode populiste

(Jan­vier 20201)

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Dans un article du New York Times, datant de mars 2017, le psy­cha­na­lyste amé­ri­cain Joel Whi­te­book pro­po­sait une lec­ture inté­res­sante du phé­no­mène Trump.2 Whi­te­book, l’un des rares ana­lystes intro­duits à la « théo­rie cri­tique » (fac­ture franc­for­toise), est sur­tout connu en Europe pour sa dis­cus­sion de la poli­tique de la recon­nais­sance de Axel Hon­neth.3 Moins connu est le fait que Whi­te­book repré­sente éga­le­ment l’un des rares psy­cha­na­lystes à for­mu­ler des avis infor­més sur des ques­tions poli­tiques et sociales actuelles. 

Dans son article, Whi­te­book pro­po­sait de lire Trump comme phé­no­mène psy­cho­so­cial : la méthode de Trump face à notre folie. Il ne s’agissait pas d’un énième ‹diag­nos­tic› fic­tif et facile d’un pré­sident qui, de par son com­por­te­ment erra­tique, n’a de cesse de pro­vo­quer le désar­roi et des spé­cu­la­tions bien jus­ti­fiées sur son état d’esprit. De fait, un diag­nos­tic même per­ti­nent sur le plan psy­chia­trique, n’ex­pli­que­rait rien du phé­no­mène poli­tique et social. 

Mais de même que les innom­brables et vaines spé­cu­la­tions diag­nos­tiques sur la psy­cho­pa­tho­lo­gie d’un Hit­ler, d’un Lénine ou d’un Sta­line n’expliquent en rien l’avènement his­to­rique du tota­li­ta­risme ou même de l’autoritarisme, les diag­nos­tics de Trump n’expliquent en rien son suc­cès auprès de ses élec­teurs et par­ti­sans fidèles. En résu­mé : il ne suf­fit pas et il n’est même pas néces­saire d’être psy­cho­tique pour recueillir plus de six mil­lions de votes. 

Ce n’est cer­tai­ne­ment pas esqui­ver la nature pro­fon­dé­ment poli­tique et nor­ma­tive du diag­nos­tic psy­chia­trique, si aisé­ment esca­mo­tée par les dis­cus­sions sur la pré­ten­due « science diag­nos­tique ». Le diag­nos­tic de psy­cho­pa­tho­lo­gie a en effet des consé­quences poli­tiques, ins­ti­tu­tion­nelles, sociales et psy­cho­lo­giques mas­sives. Il ne pro­duit pas seule­ment une iden­ti­fi­ca­tion par­fois irré­ver­sible chez la per­sonne qui l’ac­cepte – « je suis un ‹malade psy­chique› » – mais en l’occurrence, il aurait encore per­mis d’i­ni­tier une pro­cé­dure de des­ti­tu­tion de « l’homme le plus puis­sant du monde » pour inca­pa­ci­té.4 Ce qui n’est pas peu dire. 

Whi­te­book pro­po­sait tou­te­fois, de manière bien plus inté­res­sante, de lire le phé­no­mène Trump, le phé­no­mène de la poli­tique dite « post-fac­tuelle », par le biais d’une ana­lo­gie psy­cha­na­ly­tique : la confron­ta­tion aux symp­tômes de la psy­chose par l’analyste.

Cer­tains ana­ly­sants, explique Whi­te­book, pro­duisent un effet d’incompréhension pro­fonde et de désar­roi chez l’analyste. Les pen­sées de ces per­sonnes semblent dis­so­ciées, déta­chées d’orientation dis­cur­sive et en désac­cord avec les com­por­te­ments ou les récits pro­po­sés. Dans ces situa­tions, l’analyste (le psy­chiatre, ou le psy­cho­thé­ra­peute) éprouve un type d’anxiété spé­ci­fique qui, en règle géné­rale, induit une ‘for­ma­tion de réac­tion’ (Reak­tions­bil­dung5), soit une réac­tion com­pen­sa­trice ou sur-com­pen­sa­trice. De manière inté­res­sante, l’angoisse de la perte de contrôle ou de la perte de repères peut donc, par ce bais, s’inverser en une affir­ma­tion du savoir ou du contrôle pro­fes­sion­nel. Dans ce contexte, le diag­nos­tic peut très bien opé­rer comme geste ‘anti-pho­bique’ chez le psy.6 Une théo­rie, même ‘scien­ti­fique’, peut aisé­ment rem­plir une fonc­tion psy­chique de ratio­na­li­sa­tion, et elle le fait d’autant plus aisé­ment qu’elle est féti­chi­sée en une véri­té décon­tex­tua­li­sée.7

L’explication freu­dienne clas­sique de cet effet tient à la dif­fé­rence entre névrose et psy­chose. Alors que la névrose s’attache à de simples ‘bouts de la réa­li­té’ de par ses pro­ces­sus symp­to­ma­tiques, la psy­chose se pré­sente comme une alté­ra­tion inté­grale de la réa­li­té ; soit que cette réa­li­té manque sim­ple­ment, soit qu’elle est recons­ti­tuée par une réa­li­té « alter­na­tive ». Si l’altération névro­tique peut, à l’occasion, pro­vo­quer quelque irri­ta­tion, voire un effet comique, l’altération psy­cho­tique peut condi­tion­ner un effet de pro­fonde alié­na­tion chez qui­conque s’y affronte.8

L’idée de Whi­te­book était alors de rap­pro­cher l’anxiété de l’analyste de cet étrange sen­ti­ment de confu­sion et de malaise pro­vo­qué par les dis­cours et les agis­se­ments de Trump et de son admi­nis­tra­tion. De cette manière, il pro­pose de consi­dé­rer Trump du point de vue de l’ex­pé­rience sociale des sen­ti­ments de déso­rien­ta­tion, d’é­ga­re­ment et même de désta­bi­li­sa­tion, qui semblent lar­ge­ment par­ta­gés face à l’i­nexo­rable tor­rent d’absurdités qui inondent les médias en pro­ve­nance de la Mai­son Blanche.

Ce fai­sant, Whi­te­book attire l’at­ten­tion sur une dis­tinc­tion lar­ge­ment mécon­nue et sous-esti­mée au sein même de la poli­tique post-fac­tuelle : la dis­tinc­tion entre le « comme si » du men­songe et une post-fac­tua­li­té originale. 

Les cam­pagnes de dif­fa­ma­tion anti-cli­mat des frères Koch, par exemple, ne pro­cèdent pas par annu­la­tion pure et simple des connais­sances scien­ti­fiques. Elles pré­sentent des « faits alter­na­tifs », selon la for­mule désor­mais consa­crée, c’est-à-dire des men­songes ou des faus­se­tés (« fal­se­hoods »), mais sous la forme du fait, sous la forme de la véri­té. Dans le jar­gon phi­lo­so­phique : elles pré­sentent des ‘véri­tés-comme-si’, des ‘faits-comme-si’.9

Nao­mi Oreskes et Erik Conway, deux his­to­riens des sciences, ont mon­tré au tra­vers d’une ana­lyse détaillée, l’existence de tout une indus­trie de « mar­chands du doute », pour la plu­part des ‘vrais’ scien­ti­fiques bien payés, tra­vaillant à miner ‘scien­ti­fi­que­ment’ les connais­sances sur le chan­ge­ment du cli­mat, sur la noci­vi­té du tabac, les OGM ou les pes­ti­cides, au ser­vice de grandes indus­tries ou de mou­ve­ments poli­tiques (de « think tanks »).10 Par­fois chaque scien­ti­fique cri­tique influent se voit oppo­sé par une petite troupe de scien­ti­fiques et un défer­le­ment d’articles scien­ti­fiques ou jour­na­lis­tiques jetant le doute sur ses recherches. Dans ces efforts de science ‘détour­née’ – mise au ser­vice d’intérêts com­mer­ciaux ou poli­tiques – il s’agit d’ailleurs moins de démon­trer, que de semer un doute sys­té­ma­tique face aux véri­tés inconfortables. 

Or, ce à quoi l’on assiste depuis quelques années avec la nou­velle Mai­son Blanche ne s’ar­rête plus à ces véri­tés ou faits ‘comme-si’. La poli­tique post-fac­tuelle sous­trait un élé­ment impor­tant au men­songe et à l’imposture : la forme même du ‘comme si’. 

Les dis­cours du pré­sident et de ses porte-paroles se dis­pensent de plus en plus de l’ef­fort même de pré­tendre dire la véri­té, c’est-à-dire de men­tir, au sens où le men­songe ne fonc­tionne que de par son lien, si ténu soit-il, à la véri­té. Ce qui s’y mani­feste, c’est en effet tout autre chose qu’un simple men­songe : c’est l’in­dif­fé­rence pure et simple par rap­port à la ques­tion de la véri­té, par rap­port à l’i­dée même du fait (même au sens le plus quo­ti­dien du terme) ou de la réalité. 

Whi­te­book ne men­tion­nait mal­heu­reu­se­ment pas le concept phi­lo­so­phique qui semble fon­da­men­tal dans ce contexte : le concept du « bull­shit » (tra­dui­rait-on par le « n’importe-quoi » ?) de Har­ry Frank­furt, un phi­lo­sophe moral de l’université de Prin­ce­ton.11

Celui qui dit la véri­té, de même que le men­teur, explique Frank­furt, se situent des deux côtés du même jeu. Le pre­mier se sou­met à l’« auto­ri­té de la véri­té » alors que l’autre, le men­teur, défie cette véri­té. Pour men­tir, le men­teur doit connaître la véri­té et l’omettre pour des rai­sons stra­té­giques. Le « bull­shit » est dif­fé­rent en ce que la réfé­rence à la véri­té n’y existe même plus. Il ne s’agit pas de la véri­té néga­tive du men­songe, mais de tout autre chose : de l’indifférence par rap­port à la ques­tion de la véri­té elle-même. Dans le jeu du « bull­shit », la véri­té n’est sim­ple­ment plus consi­dé­rée comme un repère, elle n’y inter­vient plus. 

Ce n’est pas une mince affaire. Car par le biais de l’an­nu­la­tion de toute réfé­rence à la véri­té, c’est l’une des condi­tions mêmes de la com­mu­ni­ca­tion lan­ga­gière humaine qui se voit remise en ques­tion. Allant plus loin, sans cette réfé­rence infor­melle et impli­cite à la véri­té, il n’est même plus pos­sible de savoir ce que par­ler veut dire. Un com­men­ta­teur télé­vi­sé amé­ri­cain de la pre­mière heure for­mu­lait le pro­blème de manière très juste : avec Trump, pen­sait-il, on ne sait plus vrai­ment ce que les mots veulent dire. 

Dès lors, l’effet du « bull­shit » res­semble étran­ge­ment à l’effet qu’ont, sur ceux qui les écoutent et qui se laissent prendre au jeu, cer­tains para­noïaques qui dans leurs dis­cours partent des phé­no­mènes les plus quo­ti­diens pour abou­tir aux antennes de mani­pu­la­tion de pen­sée du voi­sin de palier. Et c’est ce même sen­ti­ment que pro­voquent les inter­mi­nables pivots et pirouettes lin­guis­tiques et logiques de Trump et de ses disciples. 

Cela ne revient pas à dire, et le titre de l’article de Whi­te­book le sou­ligne, qu’il fau­drait sup­po­ser ces per­son­nages en une quel­conque manière psy­cho­tiques ou para­noïaques, au sens psy­chia­trique du terme. L’analogie, car il ne s’agit ici que d’une inter­pré­ta­tion par ana­lo­gie, porte sur le rap­port entre un cer­tain type de dis­cours et ses effets. Car il y a tout à parier que cette sus­pen­sion de la véri­té ne soit pas la marque d’une quel­conque folie, mais celle d’une stra­té­gie com­mu­ni­ca­tive ciblée et clai­re­ment fina­li­sée, soit d’une démarche tout à fait ration­nelle de poli­tique du pouvoir. 

Et il est pos­sible de faire un pas de plus. La nou­velle admi­nis­tra­tion de la Mai­son Blanche rajoute une étape sup­plé­men­taire au « bull­shit » que même Frank­furt n’avait pas vue : elle arti­cule la volon­té mani­pu­la­trice du men­teur au « bull­shit » de l’autoritarisme dans une pra­tique du pou­voir qui attend encore son concept. 

De même que les semeurs de doute scien­ti­fiques de Oreskes et de Conway, les semeurs de doute poli­tiques n’entendent pas sim­ple­ment éta­blir des « faits alter­na­tifs » ou une « réa­li­té alter­na­tive », mais ils tra­vaillent à sub­ver­tir la pos­si­bi­li­té même du rap­port aux faits ou à la réa­li­té avec une inten­tion cal­cu­lée. Le « bull­shit » en devient une pra­tique mani­pu­la­trice qui vise à sub­sti­tuer la seule parole du diri­geant (ou du déci­deur) au fait et à la véri­té. On ne rate­ra pas la simi­la­ri­té logique d’une telle parole avec la parole divine de la théo­lo­gie pau­li­nienne : la parole de dieu ne dit pas la véri­té, elle fait la vérité. 

À l’instar d’un démiurge sécu­lier, Trump impose les condi­tions de l’exer­cice d’un pou­voir puri­fié de toute réfé­rence exté­rieure : le pou­voir arbi­traire d’un homme ou d’un petit groupe de per­sonnes exer­cé sur une nation, voir sur le monde dans son ensemble. Avec Trump, la « doc­trine du choc » peut désor­mais rajou­ter une nou­velle arme à son éven­tail : l’usage ciblé du « bull­shit » comme ter­ro­risme psy­cho­lo­gique doux. Ou pour reprendre l’argument de Whi­te­book : comme méthode, le « bull­shit » rend fou celles et ceux qui s’y trouvent expo­sés. Et quand bien même l’histoire ne se répé­te­ra pas à l’identique, il n’est pas dif­fi­cile de devi­ner dans quel sens cette folie nous portera. 

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Après trois ans de pré­si­dence, la méthode Trump a per­mis de mon­trer jusqu’à quel point il est pos­sible de repous­ser les limites de l’acceptable dans une démo­cra­tie, dès lors qu’on y détient le pou­voir. Il n’a de cesse de nous rap­pe­ler aus­si, si besoin en était, dans quelle mesure même les plus anciennes démo­cra­ties sont vul­né­rables, et à quelle vitesse, tout ce qui sem­blait éta­bli une bonne fois pour toutes, peut être défait. 

La ques­tion du désar­roi semble s’être effa­cée face à l’ennui et à la bana­li­sa­tion du « bull­shit » quo­ti­dien. Pour la plu­part, Trump est per­çu soit comme un per­son­nage cha­ris­ma­tique ral­lieur et sédui­sant, soit comme un clown poli­tique pitoyable. La bana­li­sa­tion de la nou­velle tech­nique du pou­voir, qui n’a de cesse de mul­ti­plier les imi­ta­teurs poli­tiques même en Europe, n’a évi­dem­ment rien de ras­su­rant. Elle contri­bue mas­si­ve­ment à éro­der le fonc­tion­ne­ment des démo­cra­ties libé­rales, en sub­ver­tis­sant leurs bases mêmes : la dis­cus­sion et le débat publics, qui ne peuvent se pas­ser de tout rap­port à la vérité.

Dans un article publié fin décembre 2019, William Davies, pro­pose de pen­ser le pro­blème de la véri­té dans les dis­cus­sions poli­tiques publiques sui­vant une pola­ri­sa­tion en deux concep­tions mutuel­le­ment exclu­sives. Pour l’une de ces concep­tions, la véri­té ne peut être déta­chée de ses sources fiables, que repré­sen­taient tra­di­tion­nel­le­ment les jour­na­listes, les experts et, dans une cer­taine mesure, les poli­tiques. Dans l’autre concep­tion, la véri­té peut être acquise par un accès direct et sans détour par les experts. De fait, cette concep­tion repose sur une cri­tique de l’idée même de l’expertise, de la recherche, voire du savoir spé­cia­li­sé.12

Davies rap­pelle à juste titre que ce dilemme n’est pas né de la seule impo­si­tion d’un nou­veau style poli­tique. La cri­tique géné­ra­li­sée de toute infor­ma­tion, ne dépas­sant guère la méfiance par prin­cipe de toute forme d’expertise, est née de deux sources : de la « pen­sée cri­tique » de la gauche, trans­for­mée en une remise en ques­tion abs­traite uni­ver­sa­li­sée d’une part, et d’un chan­ge­ment tech­no­lo­gique de l’enregistrement et de la trans­for­ma­tion de l’information de l’autre.

Si un cer­tain scep­ti­cisme et une « men­ta­li­té cri­tique » semblent incon­tour­nables pour le débat et le conflit démo­cra­tiques, le scep­ti­cisme abs­trait et uni­ver­sa­li­sé les rend impos­sibles. Dès lors que toute infor­ma­tion et tout savoir méritent la méfiance du fait de ne plus repré­sen­ter que des inté­rêts cachés, ou des tech­niques subrep­tices de com­plots cachés, la pos­si­bi­li­té même de la dis­cus­sion est supprimée. 

C’est pré­ci­sé­ment ce à quoi nous habi­tue le « bull­shit » géné­ra­li­sé : par le biais du doute géné­ral et sys­té­ma­tique, tout avis contraire au nôtre, aus­si recher­ché ou objec­tif soit-il, pour­ra et devra tou­jours être dis­qua­li­fié du simple fait de ne pas cor­res­pondre à notre convic­tion. « Par­fois, écrit Davies, un rap­port ou une affir­ma­tion sont reje­tées comme étant biai­sées ou inexactes pour la simple rai­son qu’elles sont mal­ve­nues. » Ain­si, « pour un Brexi­ter, chaque mau­vaise pré­vi­sion éco­no­mique n’est qu’un autre cas de la soi-disant ‘peur du pro­jet’ [Pro­ject Fear13]. »

Ce tour­nant dis­cur­sif a lar­ge­ment été favo­ri­sé par un pro­grès tech­nique qui, au départ, sem­blait dépour­vu de toute inten­tion poli­tique : le déve­lop­pe­ment ines­pé­ré des pos­si­bi­li­tés d’enregistrement, d’archivage et de com­mu­ni­ca­tion appa­rem­ment illi­mi­tées que repré­sentent les nou­veaux médias sociaux. Loin de sys­té­ma­ti­que­ment ouvrir à de nou­velles pos­si­bi­li­tés de démo­cra­tie directe, la mul­ti­pli­ca­tion inces­sante des infor­ma­tions semble de plus en plus conduire à un nivel­le­ment de l’information même. 

Car si toute infor­ma­tion digne de ce nom requiert une sélec­tion, une édi­tion et par consé­quent des juge­ments de valeur, la mul­ti­pli­ca­tion irré­fré­née d’informations ouvre à l’insignifiance. Quand tout évé­ne­ment, aus­si banal et insi­gni­fiant qu’il soit, peut être enre­gis­tré et com­mu­ni­qué, et l’est de fait, on n’est pas seule­ment confron­té à un excès inima­gi­nable d’’informations’, mais à une mon­tée mas­sive de l’insignifiance de ce qui est ain­si trans­mis. Dans ce contexte, l’impératif caté­go­rique de la tech­nique, for­mu­lé par Gün­ther Anders en 1980, semble s’imposer bien au-delà de l’hyperbole pro­vo­ca­trice avec lequel il a été formulé. 

Dans une par­tie inti­tu­lée « l’impératif caté­go­rique d’aujourd’hui », écrit bien avant l’existence de Face­book et d’Instagram, et avant même la démo­cra­ti­sa­tion d’internet, Anders écrivait :

S’il y avait un impé­ra­tif caté­go­rique aujourd’­hui, il ne concer­ne­rait pas notre rela­tion à notre pro­chain ou à la com­mu­nau­té ou à la socié­té, mais notre rela­tion à l’é­tat actuel ou futur de la tech­no­lo­gie. Il serait :
« Agis de telle sorte que la maxime de tes actions soit celle de l’ap­pa­reil dont tu fais ou feras par­tie »
ou de manière néga­tive :
« N’a­gis jamais de manière à ce que la maxime de tes actions contre­dise les maximes de l’ap­pa­reil dont tu fais ou feras par­tie. »14

Ce dépla­ce­ment du des­ti­na­taire de l’éthique tra­di­tion­nelle vers la « machine » s’accompagne d’une idéo­lo­gie de l’information qui sup­prime en même temps tout rap­port à l’interprétation humaine : est infor­ma­tion, dans ce sens tech­no­lo­gique, tout signal qui peut être enre­gis­tré et com­mu­ni­qué, c’est-à-dire trans­mis, avec ou sans récep­teur humain.15

Or ce qui dis­tingue l’information de l’ingénieur ou du mathé­ma­ti­cien de l’information comme sens ou comme savoir, c’est jus­te­ment la sélec­tion, l’évaluation et la com­pré­hen­sion contex­tuelle de ce qui est trans­mis. C’est la rai­son pour laquelle Yeho­shua Bar-Hil­lel pro­po­sait, dès les débuts de la nou­velle ‘théo­rie de l’information’, de dis­tin­guer rigou­reu­se­ment entre une « théo­rie de la trans­mis­sion de signaux » et une « théo­rie de l’information », net­te­ment plus vaste.16

La nou­velle idéo­lo­gie de l’information pro­pose, tout à fait au contraire, de rabattre l’une sur l’autre et de conce­voir d’emblée tout signal comme infor­ma­tion. Ain­si, la dimen­sion séman­tique est sup­po­sée plus ou moins autar­cique, car toute infor­ma­tion « parle d’elle-même » et se suf­fit à elle-même. 

Une variante vul­ga­ri­sée de cette confu­sion finit par sup­po­ser comme acquis le fait que toute inter­pré­ta­tion, que tout com­men­taire consti­tue déjà une défor­ma­tion de prin­cipe de la véri­té inhé­rente à l’information elle-même. Allant plus loin, dans cette optique, toute défor­ma­tion consti­tue en même temps une mani­pu­la­tion inté­res­sée. C’est ce qui fait toute la cré­di­bi­li­té des popu­listes pour leurs adeptes : ils disent les choses telles qu’elles sont. Faire auto­ri­té en matière de véri­té ne consiste plus dès lors dans la pro­po­si­tion d’un dis­cours rai­son­nable, per­met­tant de don­ner un sens aux évé­ne­ments, mais dans l’expression ou le relayage le plus immé­diat pos­sible d’informations sup­po­sées simples et brutes. 

Il en résulte un « nuage infor­ma­tion­nel »17 où le der­nier repère de struc­tu­ra­tion est impo­sé par la per­son­na­li­sa­tion de l’information. La véri­té et la signi­fi­ca­tion ne sont plus issues d’une quel­conque cor­res­pon­dance avec la réa­li­té, d’une cohé­rence dis­cur­sive ou même d’une effi­cace prag­ma­tique, mais de la réfé­rence à la seule per­sonne qui les pro­clame. Rai­son pour laquelle, dans la logique du nou­veau par­ti­san, ni la réa­li­té, ni la cohé­rence ou la logique, ni l’effet pra­tique décident de ce qui est vrai, ou de ce que signi­fient les mots, mais seul l’acte de la parole de la per­sonne de confiance. Celui qui dit ce qu’il pense et qui affirme ce qu’il croit, sans autre détour ou réflexion, est celui qui dit les choses telles qu’elles sont.

Dans ce nou­veau « dire vrai », le popu­lisme auto­ri­taire et le ‘pro­grès’ tech­nique s’enchevêtrent et se nour­rissent réci­pro­que­ment. Il n’est plus ori­gi­nal aujourd’hui de consta­ter dans quelle mesure les médias sociaux consti­tuent en même temps la condi­tion de pos­si­bi­li­té du nou­veau popu­lisme : contrai­re­ment aux popu­listes tra­di­tion­nels, qui ne pou­vaient s’adresser à leurs dis­ciples que de manière occa­sion­nelle, et au prix de ras­sem­ble­ments logis­ti­que­ment impres­sion­nants, les nou­veaux popu­listes sont à même de s’adresser direc­te­ment aux foules. Aus­si les nou­veaux stra­tèges de la gauche, qui aiment à pro­cla­mer la mise en place d’un autre popu­lisme comme stra­té­gie démo­cra­tique contre-mani­pu­la­trice, se voient régu­liè­re­ment en mal d’avancer des pro­po­si­tions concrètes. La per­son­na­li­sa­tion et l’idéologie de l’information sup­po­sé­ment brute, et qui va de pair avec les nou­velles tech­no­lo­gies de com­mu­ni­ca­tion, ne semble pas si aisé­ment pou­voir être remise en ques­tion par le biais de ces mêmes technologies. 

Contrai­re­ment à la mys­ti­fi­ca­tion de ses idéo­logues en chef, les médias sociaux ne donnent pas une voix à cha­cun et à cha­cune, mais ils ampli­fient cer­tains conte­nus par voie de sélec­tion algo­rith­mique. Les nou­veaux médias ne fonc­tion­ne­ment pas comme des pla­te­formes d’expression libre, mais comme des cardes de sélec­tion, de valo­ri­sa­tion et de pro­pa­ga­tion auto­ma­tiques de conte­nus, four­nis sous le pré­texte de la libre expression. 

Étant don­né que cette der­nière est ins­tru­men­ta­li­sée par la com­mer­cia­li­sa­tion de l’attention, le prin­cipe déter­mi­nant de la trans­mis­sion consiste sim­ple­ment dans la maxi­mi­sa­tion de l’engagement des uti­li­sa­teurs.18 Les médias sociaux, et les tech­niques popu­listes qu’ils condi­tion­ne­ment, opèrent donc déli­bé­ré­ment comme des chambres d’écho, où la répé­ti­tion du même et le ren­for­ce­ment du simi­laire créent des impres­sions de véri­té et de fac­tua­li­té du simple fait de la réité­ra­tion. Si bien qu’aucun popu­lisme, même ani­mé par les meilleures inten­tions éclai­rées, ne per­met­tra de sor­tir de la boucle à retour.

Des deux notions de la véri­té que dis­tingue William Davies, l’une semble défi­ni­ti­ve­ment tom­bée dans l’obsolescence. Et tout porte à croire aujourd’hui qu’aucune recherche, qu’aucune éla­bo­ra­tion, qu’aucun savoir ne résiste au bour­don­ne­ment ubique du nuage informationnel. 

Notes

  1. Ce texte est une ver­sion revue et éten­due de l’article « DéTrum­pez-vous », paru dans Le Jeu­di, N°18 du 4 mai 2017, p. 32.
  2. Whi­te­book, J. (20 mars 2017). Trump’s Method, Our Mad­ness. The New York Times. En ligne : https://​www​.nytimes​.com/​2​0​1​7​/​0​3​/​2​0​/​o​p​i​n​i​o​n​/​t​r​u​m​p​s​-​m​e​t​h​o​d​-​o​u​r​-​m​a​d​n​e​s​s​.​h​tml
  3. Voir p.ex. Psyche 46 (01), 1992, pp. 32 – 51 et plus par­ti­cu­liè­re­ment Psyche 57 (03), 2003, pp. 250 – 261.
  4. La qua­trième sec­tion du XXVe amen­de­ment de la Consti­tu­tion des États-Unis pré­voit en effet la des­ti­tu­tion d’un pré­sident « dans l’in­ca­pa­ci­té d’exer­cer les pou­voirs et de rem­plir les devoirs de sa charge ». Pour un bref his­to­rique et une dis­cus­sion de l’amendement, voir : Pro­kop A. (18 février 2019). The 25th Amend­ment, explai­ned : how a pre­sident can be decla­red unfit to serve. Vox. Consul­té sur https://​www​.vox​.com/​p​o​l​i​c​y​-​a​n​d​-​p​o​l​i​t​i​c​s​/​2​0​1​7​/​2​/​9​/​1​4​4​8​8​9​8​0​/​2​5​t​h​-​a​m​e​n​d​m​e​n​t​-​t​r​u​m​p​-​p​e​nce
  5. Dans la théo­rie psy­cha­na­ly­tique, la « for­ma­tion de réac­tion » désigne un méca­nisme de défense par­ti­cu­lier où une pul­sion ou un sou­hait incons­cients occa­sionnent une expres­sion contraire : la colère ou la haine refou­lées peuvent s’exprimer sous forme d’une gen­tillesse exces­sive ou d’une sub­mis­si­vi­té affir­mée à l’égard de la per­sonne détes­tée, une angoisse refou­lée peut s’inverser en une témé­ri­té irra­tion­nelle ou des conduits orda­liques, un désir homo­sexuel peut se trans­for­mer en une homo­pho­bie reven­di­ca­trice, etc. (Voir Anna Freud. (1936) Das Ich und die Abwehr­me­cha­nis­men. Wien : Inter­na­tio­na­ler psy­cho­ana­ly­ti­scher Ver­lag.)
  6. Pour l’une des ana­lyses les plus fines du diag­nos­tic comme pro­ces­sus de défense chez l’analyse (le psy­chiatre ou le thé­ra­peute) voir Deve­reux, G. (1967). From Anxie­ty to Method in the Beha­vio­ral Sciences. Le Hague, Paris : Mou­ton & Com­pa­ny.
  7. La cri­tique métho­do­lo­gique qui voit dans le concept de « for­ma­tion de réac­tion » une ten­ta­tive d’immunisation de théo­ries – heads I win, tails you lose – n’est évi­dem­ment pas tout à fait fausse. Il est très facile d’utiliser les notions telles que la for­ma­tion de réac­tion, la déné­ga­tion ou même l’inconscient, de manière à trans­for­mer tout et son contraire en une preuve de ce que l’on sou­haite prou­ver. Elle est fausse néan­moins dans la mesure où elle iden­ti­fie l’usage détour­né (rap­port de pou­voir et auto-affir­ma­tion) des notions à leur signi­fi­ca­tion habi­tuelle (outil d’analyse et for­mu­la­tion d’hypothèses inter­pré­ta­tives). Il existe peu de notions, que ce soit en psy­cha­na­lyse ou ailleurs, qui ne puissent être détour­nées de cette manière. Et à défaut de pos­tu­ler une sorte d’incorruptibilité de prin­cipe du concept – ce qui équi­vau­drait aisé­ment à un inter­dit de pen­ser – on voit mal com­ment jus­ti­fier la géné­ra­li­té de la cri­tique. Le pro­blème des « mar­chands du doute » (voir infra) en est une belle illus­tra­tion et même les cri­tiques hési­te­ront à jeter leur dévo­lu sur la science en géné­ral du fait de l’existence d’usages détour­nés de la science.
  8. On pren­dra la notion de « réa­li­té » dans ce contexte avec un grain de sel.
  9. « Als ob ». Voir Hans Vai­hin­ger. 1911. Die Phi­lo­so­phie des Als Ob.
  10. Conway, E. M., & Oreskes, N. (2012). Mer­chants of Doubt. Lon­don : Bloom­sbu­ry Publi­shing Plc.
  11. Cf. Har­ry G. Frank­furt. 2005. On Bull­shit. Prin­ce­ton Uni­ver­si­ty Press. Ou : Frank­furt, H. G. (1988). The Impor­tance of What We Care About : Phi­lo­so­phi­cal Essays. Cam­bridge England ; New York : Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press.
  12. Davies, W. (31 décembre 2019). Why can’t we agree on what’s true any more ? The Guar­dian. Consul­té sur https://​www​.the​guar​dian​.com/​m​e​d​i​a​/​2​0​1​9​/​s​e​p​/​1​9​/​w​h​y​-​c​a​n​t​-​w​e​-​a​g​r​e​e​-​o​n​-​w​h​a​t​s​-​t​r​u​e​-​a​n​y​m​ore
  13. Le terme de « Pro­ject Fear » est issu des dis­cus­sions autour du réfé­ren­dum sur l’indépendance écos­saise, et dési­gnait d’abord la cam­pagne contre l’indépendance. Il a ensuite été uti­li­sé dans un sens simi­laire pour dési­gner les adver­saires du Brexit. Voir : https://​the​broa​don​line​.com/​p​r​o​j​e​c​t​-​f​e​a​r​-​s​e​e​m​s​-​t​o​-​m​e​a​n​-​n​o​t​h​i​n​g​-​a​n​d​-​e​v​e​r​y​t​h​i​ng/
  14. Anders, G. (1995 [1980]). Die Anti­quier­theit des Men­schen 2 : Über die Zerstö­rung des Lebens im Zei­tal­ter der drit­ten indus­triel­len Revo­lu­tion. Munich : Beck, p. 289 – 290.
  15. Il s’agit ici d’une extra­po­la­tion de la défi­ni­tion de l’ingénierie de l’information, telle que défi­nie par Claude Shan­non dans son article fon­da­teur de 1948 : « Sou­vent les mes­sages ont un sens, c’est-à-dire qu’ils font réfé­rence ou sont cor­ré­lés selon un sys­tème à cer­taines enti­tés phy­siques ou concep­tuelles. Ces aspects séman­tiques de la com­mu­ni­ca­tion ne sont pas per­ti­nents pour le pro­blème d’in­gé­nie­rie. L’as­pect signi­fi­ca­tif est que le mes­sage réel est choi­si par­mi un ensemble de mes­sages pos­sibles. Le sys­tème doit être conçu pour fonc­tion­ner pour chaque sélec­tion pos­sible, et non pas seule­ment pour celle qui sera effec­ti­ve­ment choi­sie puisque celle-ci est incon­nue au moment de la concep­tion. » (Shan­non, C. (1948) A Mathe­ma­ti­cal Theo­ry of Com­mu­ni­ca­tion. The Bell Sys­tem Tech­ni­cal Jour­nal, Vol. 27.)
  16. Bar-Hil­lel, Y. (1955). An Exa­mi­na­tion of Infor­ma­tion Theo­ry. Phi­lo­so­phy of Science, 22(2), p. 86‑105.
  17. Edgar Morin dési­gnait ce phé­no­mène déjà en 1980 par le terme de « nuage infor­ma­tion­nel » : « Il est éton­nant que l’on puisse déplo­rer une sur­abon­dance d’information. Et pour­tant, l’excès étouffe l’information quand nous sommes sou­mis au défer­le­ment inin­ter­rom­pu d’évènements sur les­quels on ne peut médi­ter parce qu’ils sont aus­si­tôt chas­sés par d’autres évè­ne­ments. Ain­si au lieu de voir, de per­ce­voir les contours, les arêtes de ce qu’apportent les phé­no­mènes, nous sommes comme aveu­glés par un nuage infor­ma­tion­nel. » (Morin E. (1984) Pour sor­tir du XXe siècle. Paris : Seuil.)
  18. Les quatre cri­tères de sélec­tion qui décident de la trans­mis­sion des conte­nus sur le mur d’un uti­li­sa­teur sont l’inventaire, les signaux, les pré­vi­sions et la ponc­tua­tion. Pour une expli­ca­tion des termes et des illus­tra­tions concrètes de leur fonc­tion­ne­ment voir « L’Algorithme de Face­book expli­qué en détail ». (Août 2018) Brand­watch. Consul­té sur https://​www​.brand​watch​.com/​f​r​/​b​l​o​g​/​l​a​l​g​o​r​i​t​h​m​e​-​d​e​-​f​a​c​e​b​o​o​k​-​e​x​p​l​i​q​ue/