Industrial man in the world today is like a bull in a china shop, with the single difference that a bull with half the information about the properties of china as we have about those of ecosystems would probably try and adapt its behavior to its environment rather than the reverse.1
Quand André Gorz publie « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation » en 19922, il n’en est pas à son premier essai sur l’écologie. Comme le rappelle Christophe Gilliand dans sa préface à la nouvelle édition du texte de Gorz, parue en avril 2019, l’article « constitue la somme d’un engagement intellectuel courant sur une trentaine d’années »3. Une invitation donc à relire l’article avec toute l’attention que mérite un travail de réflexion de trois décennies.
André Gorz part de la distinction entre écologie scientifique et écologie politique. Et l’écologie politique s’étaye sur une critique de principe de l’écologie scientifique. La perspective de Gorz peut étonner à l’époque où la science et les scientifiques sont massivement invoquées pour donner du poids politique à l’écologie. D’une certaine manière, Gorz se situe donc aux antipodes de l’approche des grands mouvements écologiques mondiaux actuels, des « vendredis pour l’avenir » à la COP25.
D’après Gorz, le problème de l’écologie scientifique tient dans le dogmatisme hétéronome scientiste qu’elle impose à la politique. Du fait d’empiéter de manière irréfléchie sur les délibérations démocratiques, l’écologie scientifique contribue à dépolitiser cette dernière au bénéfice d’un savoir autoritaire qui, contrairement à une idéologie reçue, n’a rien de neutre.
Assurément, l’écologie scientifique conçoit les sociétés humaines dans leurs rapports et dans leurs interactions avec l’écosystème naturel ; un écosystème qui se caractérise par sa capacité d’auto-régénération et d’auto-organisation. Aussi l’écologie scientifique tient-elle compte du fait que l’industrialisation et les progrès technologiques ont tendance non seulement à rationaliser le rapport à la nature en termes de production, à la rendre calculable et donc prévisible, mais surtout encore à endommager les capacités d’auto-régénération elles-mêmes. Le problème de l’écologie scientifique ne tient donc pas simplement à son ignorance des effets de la rationalisation scientifique dans l’exploitation de la nature, mais dans les effets politiques qu’elle conditionne.
Une politique qui s’étaye sur l’écologie scientifique, pense Gorz, se traduit invariablement en une approche de la nature et de la pollution par voie d’« interdictions, règlementations administratives, taxations, subventions et pénalités4 ». Bien que la politique de l’expertocratie écologique reconnaît l’existence des limites naturelles du productivisme, elle ne fait que remplacer le « pillage » de la nature par une gestion des ressources limitées à long terme. La gestion par règlementations et taxations en devient une simple gestion par limitation des dommages.
En 1992, quand Gorz rédigeait sa critique de la politique expertocratique de l’écologie, la notion de « développement durable » avait 5 ans. Elle fut lancée par la politicienne norvégienne travailliste Gro Harlem Brundtland, qui présidait la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU. Dans son rapport – « Notre avenir commun » – de 1987, Brundtland écrivait notamment que « le développement durable n’est […] possible que si la démographie et la croissance évoluent en harmonie avec le potentiel productif de l’écosystème5 ».
Le choix des termes n’est pas sans importance dans ce manifeste. Car la notion d’harmonie suggère d’emblée, sans jamais la questionner, la possibilité de principe d’un équilibre entre croissance, c’est-à-dire entre le pillage capitaliste de la nature réduite à une ressource naturelle, et l’auto-régénération d’un écosystème, réinterprété en potentiel productif. L’harmonie ici suggérée est moins réelle que conceptuelle, puisqu’elle repose sur une conception homogénéisée de l’écosystème et de la production capitaliste, comme rapport entre ressources et processus de production. Ce forçage de conception, qui repose sur un jeu subtil de terminologie, paraît plus manifeste encore dans la définition que Brundtland donne du développement durable.
« Le genre humain, écrit l’experte travailliste, a parfaitement les moyens d’assumer un développement durable […] sans compromettre la possibilité pour les générations à venir de satisfaire les leurs. » Assurément, ces moyens se heurtent à quelques limites, mais ces limites restent purement techniques. En effet, c’est « l’état actuel de nos techniques et de l’organisation sociale » qui impose ces limites toutes temporaires. Par principe, l’amélioration des techniques et de l’organisation sociale permettent donc de reculer indéfiniment des limites qui n’ont rien d’absolu.
Selon la vision officielle de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU, les développements scientifiques et technologiques, en repoussant les limites de l’exploitation de la nature, rendront l’harmonie présupposée de la biosphère et de la production capitaliste possible. L’harmonie, ainsi va l’histoire, sera donc réalisée dans un avenir hypothétique, à un stade ultérieur du développement de la technique et de l’organisation sociale.
Brundtland ne semble pas se déranger du le fait que ces progrès n’ont rien de très harmonieux à l’époque actuelle : « le développement durable n’est pas un état d’équilibre, mais plutôt un processus de changement dans lequel l’exploitation des ressources, le choix des investissements, l’orientation du développement technique ainsi que le changement institutionnel sont déterminés en fonction des besoins tant actuels qu’à venir.6 » Et le processus actuel du développement scientifique salvateur semble encore moins équilibré quand, quelques pages plus loin, Brundtland avoue qu’une « stratégie sûre et durable de l’énergie est cruciale pour un développement durable : mais cette stratégie n’a pas encore été trouvée »7. La belle alliance entre exploitation capitaliste et préservation de l’écosystème passe ainsi du présupposé à l’« escompte sur le lent avenir ».
Si l’on retranche la fiction de cette science, on y décèle surtout le principe économique de ce que Gorz nomme la « religion de la croissance ». Le rapport harmonieux entre la biosphère, réduite à une simple ressource et la croissance économique relève moins du fait, voire même de l’hypothèse bien fondée, que de la foi dans les forces productrices premières que sont devenues la science et la technologie pour le bon fonctionnement du capitalisme. Autrement dit, le développement durable se pose en solution des problèmes qu’il a lui-même contribué à créer et qu’il ne cessera de créer en prétendant les régler. Dans la belle formulation d’Edgar Morin, reprise par Gorz, « on développe des technologies de contrôle qui soignent les effets de ces maux tout en développant les causes.8 »
André Gorz pointe très justement que ce type d’écologie, loin de remettre en question l’industrialisme et son hégémonie de la raison instrumentale, en représente simplement une application aveugle à la question des limites. L’impératif du développement durable tient moins dans la reconnaissance des limites, que dans la contrainte de les dépasser. L’écologie scientifique ou l’écologie de la politique expertocratique en devient donc une reformulation démagogique de l’idéologie néolibérale, rhétoriquement ajustée aux critiques de l’écologie.
Contre le règne des experts et contre une politique « scientifique » qui dans l’écologie ne voit guère plus qu’un nouvel horizon à conquérir par la religion de la croissance, Gorz rappelle les débuts historiques et conceptuels très différents de l’écologie qu’il tente de défendre.
Originellement, le mouvement écologique qu’envisage Gorz, ne part pas de la nature ‘naturalisée’ de l’écologie scientifique et de fait, il ne repose même pas sur une conceptualisation ou une défense de la nature, tout court. Car, il est né bien avant le problème de la limite des ressources naturelles : il est né comme protestation de la « colonisation du monde vécu » (Habermas) par le système économique.
En premier lieu, la « nature » de l’écologie est donc celle du « milieu naturel », c’est-à-dire du « monde vécu » (le Lebenswelt préscientifique des phénoménologues allemands reconceptualisée de manière critique par Habermas9) de l’environnement social :
La « défense de la nature » doit donc être comprise originairement comme défense d’un monde vécu, lequel se définit notamment par le fait que le résultat des activités correspond aux intentions qui les portent, autrement dit que les individus sociaux y voient, comprennent et maîtrisent l’aboutissement de leurs actes.10
L’idée semble aussi séduisante qu’étonnante. Le monde que semble esquisser Gorz ici ressemble effectivement à un monde où la différenciation sociale et la complexité structurelle ressemblent à celle des « sociétés segmentaires » prémodernes de Durkheim. Or l’évolution des sociétés capitalistes, sous l’impact justement des progrès scientifiques et technologiques, se caractérise tout à fait au contraire par la différenciation croissante, par la complexité et par l’anomie sociale correspondante.
Depuis les travaux originaires de Georg Simmel sur la différenciation sociale en 1890, et depuis l’analyse de la division du travail social par Durkheim en 1893, la sociologie n’a eu de cesse d’examiner les changements et les effets sociaux de la rationalisation et de la spécialisation des savoirs et des activités de production sur la cohésion sociale et sur la structuration des individus. La thèse bien connue du « désenchantement du monde », que Max Weber développait en 1917 dans sa conférence « Wissenschaft als Beruf », caractérisait la modernité par imposition parallèle de la rationalité théorique, formelle et normative, sous le primat de la rationalité téléologique (Zweckrationalität).
Quand Gorz se joint à Habermas pour penser que le « système envahit et marginalise le monde du vécu », en provoquant un état d’anomie sociale, on pourrait penser qu’il prépare un appel au retour vers une société prémoderne, en-deçà de la ‘grande machinerie’ ; un retour à une société où la division du travail et la spécialisation ne privaient les individus d’une saisie cognitive-sensorielle globale du monde quotidien, ni de la maîtrise de leurs actes. Mais il n’en est rien : Gorz n’emprunte nulle part la voie réactionnaire du retour à la noble simplicité champêtre si caractéristique de la pensée de Heidegger.
La distinction entre système et monde vécu (Lebenswelt) constitue l’un des piliers de l’analyse habermassienne de la Théorie de l’agir communicationnel. Par Lebenswelt, Habermas entend cet « horizon au sein duquel les acteurs communicatifs évoluent ‘toujours déjà’ » dans le contexte de la vie sociale quotidienne. Le Lebenswelt constitue l’arrière-fond des processus de compréhension, d’organisation et de reconnaissance langagiers, ainsi que des valeurs et des normes généralement non-réfléchies et non-thématisés de la communication quotidienne.11 Les éléments structurels de ce monde vécu sont, selon Habermas la culture, la société et la personnalité.12 Le monde vécu se caractérise aussi du fait que les processus sociaux s’y développent à partir de la perspective subjective du participant.
Les systèmes, quant à eux, représentent les sphères sociales de la rationalité téléologique (Zweckvernunft) plus ou moins autonomes, et qui reposent sur l’objectivation des processus sociaux. Dans la Théorie de l’agir communicationnel, Habermas identifie deux grands systèmes sociaux : l’économie et le « pouvoir administratif », dont les médiums respectifs sont l’argent et le pouvoir.13
L’empiètement des systèmes sur le monde vécu est ce qui constitue, d’après Habermas, la « colonisation » du quotidien par la rationalité instrumentale hypertrophiée des systèmes, qui étouffe les rapports de communication du monde vécu.14 Les effets de la colonisation sont, suivant les trois éléments structurels du monde vécu, la perte de sens (par rapport à la culture), l’anomie sociale et les troubles de la personnalité ou les psychopathologies.15
Si Gorz ne reprend pas le détail de la différenciation sociale plus fine que Habermas développe dans le prolongement des « sphères de valeur » de Max Weber16 et des systèmes de Nicolas Luhman et de Talcott Parsons, il en retient toutefois l’opposition entre le monde vécu d’un côté, et les systèmes de l’économie et d’une politique expertocratique, comme variante du champ du pouvoir social, de l’autre côté.17 Et ce que Habermas tentait de concevoir à partir de l’arrière-fond communicationnel normatif du monde du vécu, Gorz le conçoit à partir d’une écologie du « milieu naturel ».
Ainsi, la conception de l’évolution historique des sociétés industrialisées de Gorz reste bien plus proche de celle de Marx que de celle de Habermas. À l’instar du Marx des manuscrits de 1844, Gorz part d’une anthropologie de l’individu socialisé quasi ‘naturelle’ qui sera ensuite aliénée par les inversions que lui impose la production capitaliste.
Selon Gorz, le capitalisme s’imposait originellement par plusieurs contraintes sociales, visant à abolir l’artisanat et à contraindre les travailleurs à des rythmes de production incessants. À cette fin, il fallait supprimer la possession des moyens de production, limiter la rémunération en la reliant aux unités de production quantifiées, imposer une organisation et une division de plus en plus complexe du travail et exposer la main d’œuvre transformée en travail abstrait, fragmentée et quantifié à la concurrence des machines. Ces contraintes se traduisaient, pour les travailleurs, par une triple dépossession : la dépossession des conditions et des outils de travail, la dépossession du travail et la dépossession par hétérodétermination de « tâches quantifiées, prédéterminées et rigoureusement programmées ».
De cette manière, le processus de production pouvait être détaché des besoins humains, pour être arrimé aux seuls « besoins » du capital. C’est là le sens proprement écologique de l’aliénation que vise Gorz : le mode de la production capitaliste introduit une déchirure radicale dans le monde du vécu, une déchirure qui détourne le travail et la vie elle-même des besoins et nécessités ‘naturelles’ au service de l’accumulation du capital :
La production est ainsi devenue, avant tout, un moyen pour le capital de s’accroître ; elle est avant tout au service des « besoins » du capital et ce n’est que dans la mesure où le capital a besoin de consommateurs pour ses produits que la production est aussi au service de besoins humains. Ces besoins, toutefois, ne sont plus des besoins ou des désirs « naturels », spontanément éprouvés, ce sont des besoins et des désirs produits en fonction des besoins de rentabilité du capital.18
Mais le ‘système’ ne fait pas que supplanter les besoins ‘naturels’ par les « besoins » de l’accumulation et de la croissance. Il fait bien mieux ! Le système intègre les besoins ‘naturels’, en les encourageant et en les multipliant, de manière à ce que le plus grand nombre de besoins possibles puisse entretenir la plus importante production possible de marchandises. Dans ce fait, on pourrait parler d’une véritable ‘perversion’ – détournement de sa vraie nature – des besoins naturels, détournés de leur propre mode d’expression et de réalisation, et mis au service des besoins de l’accumulation du capital.
Si l’idée de Gorz semble tout à fait séduisante, elle implique en même temps deux problèmes. D’une part, où et comment situer une « nature » humaine, ou des « besoins naturels » qui ne seraient pas déjà déterminés par la socialisation de l’individu ? D’autre part, quand bien même ces « besoins naturels » pourraient clairement être définis par opposition à leur détournement hétéronome, comment concevoir un ‘retour à la nature’ du moment que le système a réussi à coloniser l’ensemble du monde vécu ? Gorz se heurte ici au problème de la médiation culturelle totalitaire développé par la Dialectique des lumières. Il connaît bien le problème et pense pouvoir le résoudre par une action politique et une réorientation de l’économie.
Dans ce sens, Gorz écrit :
La motivation profonde est toujours de défendre le « monde vécu » contre le règne des experts, contre la quantification et l’évaluation monétaire, contre la substitution de rapports marchands, de clientèle, de dépendance à la capacité d’autonomie et d’auto-détermination des individus.19
La visée de l’autonomie et de l’auto-détermination, que Gorz attribue au premier mouvement écologique, se retrouve dans les « réseaux d’entraide de malades, mouvement en faveur des médecines alternatives, mouvement pour le droit à l’avortement, mouvement pour le droit de ‘mourir dans la dignité’ […] ». Ces mouvements se caractérisent par leurs tentatives de reconquérir la socialité du monde vécu, face aux ingérences du système. Ce faisant, ils se démarquent donc en même temps du principe de l’industrialisme et du dogmatisme scientifique, dont se nourrit la raison instrumentale et la contrainte de la croissance.
Par rapport aux partis politiques traditionnels visant à « gérer le système dans l’intérêt de leurs clientèles électorales », les revendications des premiers mouvements écologistes pouvaient d’abord paraître antipolitiques ou purement culturelles. Mais dès 1972, avec la parution du Blueprint for Survival20 et celle du fameux traité the Limits of Growth21 du Club de Rome, les revendications écologistes reçurent un poids politique concret inespéré.
À partir de ce moment l’écologie pouvait devenir une force politique en intervenant pratiquement dans le monde, pour le sauver. Et ce fut ce tournant qui introduisit une bifurcation dans l’approche écologique qui dès divergeait vers deux courants mutuellement exclusifs : le courant scientifique, expertocratique, se liant avec les intérêts de la gestion du clientélisme politique, et le courant défendant l’autonomie de l’approche écologique comme restitution d’un monde du vécu non-colonisé.
Gorz ne voit pourtant pas la décolonisation du monde vécu dans la perspective productiviste de Marx, ni dans la perspective de la rationalisation de l’agir communicationnel de Habermas. La solution politique originale qu’il propose se situe d’abord, en en premier lieu sur le plan de la production.
L’autogestion qu’envisage Gorz n’est pas celle des ouvriers, gérant de façon indépendante la production industrielle, mais celle d’une négociation des « producteurs associés », réduisant la production à un minimum possible, et compatible avec des besoins autolimités :
Cet arbitrage, fondé sur des normes vécues et communes, conduira par exemple à travailler de façon plus détendue et gratifiante (plus « conforme à la nature humaine ») au prix d’une productivité moindre ; il conduira aussi à limiter les besoins et les désirs pour pouvoir limiter l’effort à fournir. En pratique, la norme selon laquelle on règle le niveau de l’effort en fonction du niveau de satisfaction recherché et vice versa le niveau de satisfaction en fonction de l’effort auquel on consent, est la norme du suffisant.22
La « norme du suffisant » est donc ce que Gorz oppose à la « religion de la croissance ».
Mais cette norme n’est pas simplement à ancrer dans les besoins individuels, de même que l’autogestion envisagée par l’écologie ne tient pas simplement dans une socialisation des entreprises. Le projet qu’esquisse Gorz s’avère être nettement plus vaste : il implique un changement fondamental de la société dans son ensemble ; un changement qui ne peut être réalisé que comme effort politique général. L’autolimitation se conçoit comme un projet social qui repose sur le ré-encastrement de l’économie (au sens de K. Polanyi).
On en comprendra aussi que le ré-encastrement de l’économie se distingue radicalement du démantèlement du capitalisme envisagé par la plupart des courants marxistes. Il est différent aussi des utopies, scientifiques ou non, esquissant des sociétés nouvelles à partir de quelques grands principes politiques abstraits.
Pour Gorz la sortie de la colonisation passe vers un mode de fonctionnement social où l’économie capitaliste ne colonise plus le monde vécu. En termes wébériens, il s’agirait dès lors d’encourager une différenciation sociale qui ne soit plus dominée par la sphère de valeur et de la rationalité capitalistes.
La forme de ce ré-encastrement de l’économie est révolutionnaire au premier sens du mot : Gorz ne propose rien de moins qu’une inversion de l’instrumentalisation du monde vécu par l’économie en une instrumentalisation de l’économie par le monde du vécu. Politiquement, cette révolution reviendrait à renverser l’instrumentalisation capitaliste de la démocratie en une instrumentalisation démocratique de l’économie :
Quand ces critères [non-économiques] l’emportent dans les décisions publiques et les conduites individuelles et assignent à la rationalité économique une place subalterne au service de fins non économiques, la société sera sortie du capitalisme et aura fondé une civilisation différente.23
La révolution écologique de Gorz ne ressemble donc en rien à la grande fantasmagorie historique de la déflagration violente, charcutant et broyant les capitalistes, et elle ne se nourrit pas non plus du ressentiment sanguinaire de l’avant-garde bolchévique, aspirant au terrorisme cathartique. Bien au contraire : Gorz vise une transition pacifique, qui n’élimine même pas la rationalité économique et ses représentants, mais qui les intègre dans une société démocratique.
Assurément, une telle transition révolutionnaire démocratique manque de la simplicité de la guillotine et elle fait défaut à l’efficace d’un passage par les armes. Dès lors, elle invite à la question de savoir comment instaurer une telle norme du suffisant et sur quelles forces sociales compter pour la réalisation de la révolution ?
Sans illusions, Gorz reconnaît que dans les « sociétés complexes » occidentales qui sont les nôtres, une telle restructuration s’avère proprement impossible. Et comme en plus, la seule voie qui lui paraisse acceptable soit celle de la démocratie, il n’y a aucun espoir à voir cette transition réalisée par le seul recours au vote.24
D’une part, il n’existe actuellement aucune norme communément acceptée et généralement partagée du suffisant. Et cette dissension ne risque pas de disparaître de sitôt, car elle ne relève pas d’un simple hasard. D’autre part, la raison économique ayant envahie les moindres recoins du monde vécu ‘naturel’, il ne se trouve plus d’endroit intouché, il n’existe plus de ‘nature’ quotidienne vierge, hors d’atteinte de l’aliénation capitaliste, d’où l’on pourrait extraire un quelconque repère ‘naturel’ du suffisant. Sur ce point, Gorz s’accorde donc avec les auteurs de la Dialectique des lumières et il évite la métaphysique naïve d’une quelconque ‘nature’ humaine ou sociale originelle qu’il suffirait simplement de restituer ab origine.25
Plus concrètement, une politique du suffisant devrait passer par l’institution d’une corrélation entre une réduction du (temps de) travail, une réduction correspondante de la consommation compensatoire et une augmentation de la sécurité et de l’autonomie. Plus concrètement, cette nouvelle situation devrait passer la garantie d’un revenu suffisant généralisé et indépendant du temps de travail. Elle nécessiterait en même temps la création d’espace d’autonomie où la reconstitution du tissu social déterminé par la solidarité et la socialité puisse prendre racine. De cette manière, pense Gorz, les sphères sociales indépendantes de la rationalité économique, et à l’abri de l’instrumentalisation par la croissance capitaliste, pourraient progressivement se développer.
Gorz ne compte donc pas parmi ceux qui attribuent des qualités néfastes quasi-magiques au capitalisme. Ce n’est pas le capitalisme en-soi qui transforme le monde du vécu en une société de marché, mais une politique qui cède le pas aux besoins de l’économie.
Aussi intéressante qu’elle puisse paraître, la mise en œuvre de la norme du suffisant comme repart à la croissance se heurte à son tour à la question des forces sociales qui mettraient en œuvre une telle transition écologique. Comme Gorz l’avait déjà montré dans ses Adieux au prolétariat26, il n’y a ici rien à espérer d’une analyse marxiste traditionnelle des classes sociales. Mais où chercher alors les forces de la résistance au capitalisme dans une société de marché intégralement déterminée par son idéologie de la croissance ? Réponse étonnante : « le front est partout parce que le capital exerce son pouvoir dans tous les domaines de la vie27 ».
À défaut d’une classe libératrice qui n’aurait plus rien à perdre que ses chaînes, une intervention mobilisatrice généralisée devait donc commencer par un « changement des mentalités » et une « mutation des valeurs » autant chez les ouvriers que chez la classe dominante. Cela reviendrait-il à penser que les forces sociales du changement n’existent pas encore ? Et si tel était le cas, comment ce front qui potentiellement serait partout, se formerait-il en un mouvement politique ?
Sur ce point, la révolution écologique achoppe donc sur le problème traditionnel de la conscience de classe ; un problème qui tourmentait déjà la pratique de la ‘remise sur ses pieds’ des révolutionnaires marxistes. Sur quel pied faire danser la révolution démocratique des mentalités, s’il s’agit de lutter contre la colonisation omniprésente, et dotée de toutes les armes de manipulation massive, de l’’industrie de la conscience’28 ?
On ne demandera évidemment pas à Gorz de résoudre les problèmes qu’aucun penseur politique sérieux29 n’a pu résoudre. Son analyse et sa critique du développement durable et du capitalisme ‘vert’ n’en restent pas moins pertinentes, actuelles et toujours utiles face à l’idéologie nouvelle du tournant « vert ».
Néanmoins la norme du suffisant qui serait à établir par voie de délibérations politiques démocratiques, et qui n’aurait de sens que de par sa mise en œuvre sur un plan mondial, ne semble pas vraiment à même de mobiliser ce front que Gorz voit partout. Les efforts politiques internationaux semblent invariablement aller dans la direction du développement durable, voire de l’écoblanchiment, résolument contraires à la norme du suffisant. Aussi originale et désirable qu’une telle norme puisse donc paraître sur le plan politique, elle semble plus réaliste et réalisable dans le contexte des modes de vie individuels ou de petites communautés qu’au niveau d’une politique mondiale ou même nationale.
Notes
- A Blueprint for Survival. (1972). The New York Times. ↩
- Gorz, A. (1992). L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation. Actuel Marx, n° 12(2), 15‑29. ↩
- Gorz, A. (2019). Éloge du suffisant (C. Gilliand, Éd.). Paris : PUF, p. 13 ↩
- Ibid., p. 24. ↩
- Brutland, Gro Harlem. (1987). Notre avenir commun. Consulté sur https://www.diplomatie.gouv.fr/sites/odyssee-developpement-durable/files/5/rapport_brundtland.pdf ↩
- Ibid. ↩
- Ibid., p.19 ↩
- Morin, Edgar. (1980). La vie de la vie, Paris, Seuil, p. 94 – 95, cité dans Gorz, A, op.cit. p. 22. ↩
- Pour une raison difficile à comprendre, les commentateurs français semblent presque comme par une sorte de ‘réflexe académique’ relier l’acceptation du terme de Lebenswelt par Gorz à Husserl. Gorz lui-même se réfère néanmoins très explicitement à Habermas et par ce biais, aussi à la critique de la conception phénoménologique, « égologique » (la subjectivité monologique), de la Lebenswelt. ↩
- Gorz, op.cit., p. 28. Plus loin : « […] par « culture du quotidien », j’entends l’ensemble des savoirs intuitifs, des savoir-faire vernaculaires (au sens qu’Ivan Illich donne à ce terme), des habitudes, des normes et des conduites allant de soi, grâce auquel les individus peuvent interpréter, comprendre et assumer leur insertion dans le monde qui les entoure. La « nature » dont le mouvement exige la protection n’est pas la Nature des naturalistes ni celle de l’écologie scientifique […]. » ↩
- Habermas, J. (1991). Theorie des kommunikativen Handelns Bd. 2. Zur Kritik der funktionalistischen Vernunft. Frankfurt am Main : Suhrkamp, p. 182 et p. 192. On penserait tout aussi bien à la « doxa » de Pierre Bourdieu. ↩
- « J’appelle culture la réserve de connaissances à partir de laquelle les participants à la communication se fournissent en interprétations en communiquant sur quelque chose dans un monde. J’appelle société l’ordre légitime par lequel les participants à la communication régulent leur appartenance à des groupes sociaux et assurent ainsi la solidarité. Par personnalité, j’entends les compétences qui rendent un sujet capable de parler et d’agir, c’est-à-dire de réparer, de participer aux processus de communication et donc d’affirmer sa propre identité. » Habermas, op.cit., p. 209. ↩
- Habermas, op.cit., p. 271. ↩
- Dans la ‘traduction’ plus dramatique de Gorz, cette idée se formule comme suit : « [La mégamachine industrielle] aliénait aux habitants le peu qu’il leur restait du milieu « naturel », les agressait par ses nuisances et, plus fondamentalement, confisquait le domaine public au profit d’appareils techniques qui symbolisaient la violation par le capital et par l’État du droit des individus à déterminer eux-mêmes leur façon de vivre ensemble, de produire et de consommer. » (Gorz, op. cit., p. 31) ↩
- La proximité de Gorz à l’analyse de Habermas est patente quand il écrit : « Le système envahit et marginalise le monde vécu, c’est-à-dire le monde accessible à la compréhension intuitive et à la saisie pratico-sensorielle. Il enlève aux individus la possibilité d’avoir un monde et de l’avoir en commun. » (Gorz, op. cit., p. 29) ↩
- Voir à ce propos Colliot-Thélène, C. (2011). Retour sur les rationalités chez Max Weber. Les Champs de Mars, N° 22(2), p. 13 – 30. ↩
- Habermas semble plus ambigu quant à la politique qu’il voit en même temps comme un système, c’est-à-dire comme pouvoir administratif objectivé, et comme processus de formation d’une volonté démocratique à partir du Lebenswelt. ↩
- Gorz, op.cit., p.42. ↩
- Gorz, op. cit., p. 32. ↩
- La première publication, qui date de janvier 1972, a paru dans une édition spéciale de The Ecologist. ↩
- Les auteurs du traité sur les limites de la croissance pensaient, tout à fait au contraire de l’ONU : « Our present situation is so complex and is so much a reflection of man’s multiple activities, however, that no combination of purely technical, economic, or legal measures and devices can bring substantial improvement. Entirely new approaches are required to redirect society toward goals of equilibrium rather than growth. » Meadows, D. H., & Club of Rome (Éd.). (1972). The Limits to Growth : A report for the Club of Rome’s project on the predicament of mankind. New York : Universe Books, p. 194. ↩
- Gorz, op. cit., p. 36. ↩
- Gorz, op. cit., p. 50. ↩
- Il faudrait bien plus qu’un passage aux urnes et bien autre chose qu’un parti promulguant une nouvelle norme du suffisant, il faudrait un renouvellement ‘intérieur’ du monde vécu lui-même : « La société ne sera jamais « bonne » par son organisation, mais en raison des espaces d’auto-organisation, d’autonomie, de coopération et d’échanges volontaires que cette organisation offre aux individus. » (Gorz, A. (1980). Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme. Paris : Galilée.) ↩
- On pensera aussi à la différence entre l’économie de marché et la société de marché développée plus récemment par Michael Sandel : « A market economy is a tool — a valuable and effective tool — for organizing productive activity. A market society is a way of life in which market values seep into every aspect of human endeavor. It’s a place where social relations are made over in the image of the market. » Sandel, M. J. (2012). What Money can’t buy : The Moral Limits of Markets. USA : Mcmillan, p. 10. ↩
- Gorz, A. (1980). Adieux au prolétariat. Paris : Éd. Galilée. ↩
- Gorz, Éloge du suffisant, p. 52. ↩
- Enzensberger, H. M. (2010). Bewußtseins-Industrie. In Einzelheiten. 1, p. 7‑15. Frankfurt am Main : Suhrkamp. ↩
- Les prétendants à l’exploit ne manquent pas, mais ils manquent de sérieux. ↩