La discrimination des bien-pensants

Débile. Cœurs confus de bara­goui­neurs. Scep­tiques du Coro­na. Conspi­ra­tion­nistes. Nar­ra­tions com­plot­tistes. Sites de conspi­ra­tion. Cata­lo­gués popu­listes de droite. Sous le camou­flage de la liber­té d’ex­pres­sion. Fake News.

(Cita­tions issues de l’heb­do­ma­daire WOXX)

Au Luxem­bourg, aucun média n’a été aus­si com­ba­tif dans la lutte pour l’in­té­gra­tion du genre et contre la dis­cri­mi­na­tion et pour la recon­nais­sance des droits des LGBTIQA que l’heb­do­ma­daire WOXX. Bien avant qu’elle ne fasse par­tie du lan­gage cou­rant, le WOXX, dans la pour­suite de son com­bat pour la recon­nais­sance des exclus et des oppri­més, a pra­ti­qué une ortho­graphe sen­sible au genre.

Même si les articles alle­mands du WOXX ne suivent pas les direc­tives de la Gesell­schaft für deutsche Sprache e.V. (GfdS) de la Confé­rence des ministres de l’é­du­ca­tion et des affaires cultu­relles et du ministre d’É­tat à la culture, elle traque néan­moins l’exor­ci­sa­tion des formes les plus sub­tiles de dis­cri­mi­na­tion sexuelle jus­qu’aux racines lexi­cales et gram­ma­ti­cales des mots.

Dans son orien­ta­tion fon­da­men­tale, WOXX défend donc les prin­cipes lin­guis­tiques et phi­lo­so­phiques du GfdS publié par DUDENVerlag :

Cela est impor­tant car la langue déter­mine la pen­sée et aus­si la conscience des gens ; la langue ne reflète pas seule­ment la réa­li­té, elle la crée aus­si. (Eich­hoff-Cyrus, 2004)

A la lec­ture des articles de WOXX, on pen­se­rait néan­moins que les réflexions sur la por­tée de la déter­mi­na­tion de la réa­li­té par le lan­gage sont dis­til­lées avec la plus grande insou­ciance au plus petit et plus radi­cal déno­mi­na­teur com­mun. Dans une idéo­lo­gie post-moderne écu­lée, seul le lan­gage semble créer la réa­li­té pour nos guer­riers natio­naux du genre.

Il semble donc d’au­tant plus sur­pre­nant que les jour­na­listes du WOXX, qui aiment à s’autoproclamer « cri­tiques », pra­tiquent eux-mêmes sys­té­ma­ti­que­ment la dis­cri­mi­na­tion lan­ga­gière qu’ils cri­tiquent chez leurs adversaires.

En admet­tant que le lan­gage crée la réa­li­té, il fau­drait pen­ser que les juge­ments sté­réo­ty­pés comme « débile », « théo­ri­cien du com­plot » ou « popu­liste de droite » créent à leur tour une réa­li­té de mépris, de dis­cri­mi­na­tion morale et de vio­lence sym­bo­lique. Dans la lutte pour la jus­tice de genre et dans la cri­tique osten­sible de la gauche, la lutte contre la dis­cri­mi­na­tion peut très bien être com­pa­tible avec le déni­gre­ment agres­sif et la dif­fa­ma­tion des autres.

On pour­rait pen­ser que pour les jour­na­listes du WOXX toute forme de dis­cri­mi­na­tion, toute forme de vio­lence sym­bo­lique n’est pas inad­mis­sible. La dis­cri­mi­na­tion, l’hu­mi­lia­tion et les injures à l’en­contre de groupes enne­mis semblent tout à fait per­mises, et peut-être même sou­hai­tables en tant que « critiques ».

En pour­sui­vant cette idée, il fau­drait pen­ser que ces com­bat­tants de la liber­té ne sont pas concer­nés par une cri­tique de la dis­cri­mi­na­tion, de l’i­né­ga­li­té et de la vio­lence sym­bo­lique en géné­ral, mais par la dis­tinc­tion entre une bonne et une mau­vaise dis­cri­mi­na­tion. La mau­vaise dis­cri­mi­na­tion est celle qui frappe le propre groupe, la bonne est celle qui est admi­nis­trée aux groupes sup­po­sés enne­mis. Some ani­mals are more equal …

La suspicion générale des bien-pensants

Pour­quoi la cri­tique de la dis­cri­mi­na­tion se trans­forme-t-elle si régu­liè­re­ment en pra­tique de la dis­cri­mi­na­tion contre ceux qui pensent dif­fé­rem­ment ? Défi­nis­sions d’abord la signi­fi­ca­tion de la dis­cri­mi­na­tion. La dis­cri­mi­na­tion, selon le socio­logue alle­mand et cher­cheur en matière de dis­cri­mi­na­tion Albert Scherr, consiste :

a) dans la construc­tion sociale et l’u­ti­li­sa­tion de sys­tèmes de clas­si­fi­ca­tion qui peuvent être carac­té­ri­sés comme des construc­tions de la dif­fé­rence, qui b) dis­tinguent des caté­go­ries de groupes (par exemple, des « groupes » natio­naux, reli­gieux et éthiques) et dis­tingue des caté­go­ries de per­sonnes (par exemple, handicapés/non han­di­ca­pés ; défa­vo­ri­sés sur le plan éducatif/éduqués ; enfants/adultes). handicapés/non han­di­ca­pés ; défa­vo­ri­sés sur le plan éducatif/éduqués ; enfants/adultes), qui c) sont liés à des idées socia­le­ment consé­quentes sur des carac­té­ris­tiques sup­po­sées typiques ain­si que d) des hypo­thèses sur la simi­li­tude et l’é­tran­ge­té, la proxi­mi­té et la dis­tance, l’ap­par­te­nance et la non-appar­te­nance, et e) notam­ment sur les posi­tions appro­priées dans la struc­ture des hié­rar­chies sociales (rela­tions de pou­voir, inéga­li­tés socio-éco­no­miques, hié­rar­chies de prestige). 

(Scherr, A., El-Mafaa­la­ni, A., & Yük­sel, G., 2017, p. 44)

La dis­cri­mi­na­tion sociale doit évi­dem­ment être com­prise de manière bien plus large que l’ex­clu­sion spé­ci­fique des genres. La pen­sée et l’a­gir dis­cri­mi­na­toires ont tou­jours lieu lorsque des clas­si­fi­ca­tions de groupes et de per­sonnes sont construites avec des reven­di­ca­tions iden­ti­taires qui imposent des désa­van­tages, des humi­lia­tions, des dégra­da­tions ou des humi­lia­tions aux autres. Cela inclut bien sûr, et au pre­mier plan, le mépris mora­li­sa­teur des membres de groupes étran­gers et d’en­ne­mis pré­sen­tés comme for­mant des ensembles de per­sonnes homo­gènes (voir Luh­mann, 2016).

La « pen­sée nuan­cée » que Luc Care­ga­ri évoque dans son court article sur « l’affaire Wick­ler » et le site d’Expres­sis-Ver­bis à l’encontre du « mains­tream media bashing, des fan­tasmes sta­tis­tiques et aus­si les contem­po­rains vac­ci­no-scep­tiques – jus­qu’aux anti­vax » (Care­ga­ri, 2021) se situe en effet aux anti­podes de la dis­cri­mi­na­tion. Dom­mage que Care­ga­ri lui-même ne pra­tique pas ces nuances qu’il exige des autres. (Une omis­sion faci­li­tée par l’ignorance com­plète des textes soi-dis­tant cri­ti­qués.) Car dis­cri­mi­ner signi­fie aus­si pro­cé­der par oppo­si­tions binaires, afin de sépa­rer le propre groupe, res­pec­té, des groupes étran­gers mépri­sés. Bien évi­dem­ment, si l’on res­treint, comme semblent le pra­ti­quer les jour­na­listes du WOXX, la dis­cri­mi­na­tion de manière thé­ma­tique à l’égard des propres posi­tions, l’on peut aisé­ment et sans aucune dis­so­nance cog­ni­tive dis­cri­mi­ner les groupes étran­gers au nom de l’u­ni­té sociale.

La force des moti­va­tions psy­cho­lo­gique der­rière de telles exclu­sions ne doit cer­tai­ne­ment pas être sous-esti­mée. C’est ce que montrent l’a­gres­si­vi­té lan­ga­gière et les sou­dains chan­ge­ments de posi­tion. Ain­si, le cri­tique gau­chiste semble sou­dai­ne­ment s’in­quié­ter de la répu­ta­tion inter­na­tio­nale d’une com­pa­gnie aérienne natio­nale lors­qu’il s’a­git de déni­grer les soi-disant « scep­tiques de Coro­na » (pour peu qu’une telle for­mule ait une quel­conque signi­fi­ca­tion). Après tout, avant de se pro­fi­ler comme vaillant défen­seur des entre­prises pri­vés de l’É­tat, Care­ga­ri aimait à poser comme comme membre du Réseau inter­na­tio­nal de jour­na­listes d’in­ves­ti­ga­tion (ICJS), tra­vaillant sur les enche­vê­tre­ments poli­tiques et éco­no­miques du Luxem­bourg dans les affaires de cor­rup­tion des Pana­ma Papers. Soyons cer­tains que la conver­sion tacite du cri­tique de la cor­rup­tion natio­nale en patriote éco­no­mique témoigne moins d’un nou­vel amour de la patrie, que de l’ar­bi­traire oppor­tu­niste d’une condam­na­tion géné­ra­li­sée sans argument.

Un tel bas­cu­le­ment de la lutte pour la recon­nais­sance des oppri­més à l’of­fen­sive sys­té­ma­tique d’ex­clu­sion de groupes étran­gers ne carac­té­rise néan­moins pas seule­ment la spé­ci­fi­ci­té idéo­lo­gique du WOXX. Elle s’ins­crit encore dans la logique géné­rale du nou­vel acti­visme du lan­gage genré.

Le chan­ge­ment de la cri­tique de la dis­cri­mi­na­tion en dis­cri­mi­na­tion active se nour­rit des phé­no­mènes bien connus de cohé­sion de groupe (les liens émo­tion­nels du « sen­ti­ment d’ap­par­te­nance »), de la pres­sion confor­miste qui en résulte et du cal­cul inté­res­sé des propres avantages.

À quoi sert la discrimination ?

Bien enten­du, il n’existe pas réponse concluante à la ques­tion du « pour­quoi » de la dis­cri­mi­na­tion. Il est pos­sible cepen­dant de s’appuyer sur une varié­té de résul­tats de recherche et d’hypothèses expli­ca­tives. Les nou­veaux gar­diens des véri­tés conformes au gou­ver­ne­ment n’auront évi­dem­ment aucun mal à qua­li­fier de telles sciences (la socio­lo­gie et la psy­cho­lo­gie sociale) de « théo­ries du com­plot » : car il s’y agit, en effet de « théo­ri­sa­tions » et d’analyses por­tant sur des groupes (les « endo­groupes » favo­ri­sés) qui conspirent dans l’intention de nuire à d’autres groupes (les « exo­groupes » discrédités).

La psy­cho­lo­gie sociale empi­rique dis­tingue les pré­ju­gés de la dis­cri­mi­na­tion dans la mesure où, pour cette der­nière, l’autre est vécu prin­ci­pa­le­ment ou exclu­si­ve­ment comme un membre d’un groupe. La dis­cri­mi­na­tion – comme son homo­logue poli­tique, le popu­lisme – se nour­rit donc de dis­tinc­tions de groupes : les com­bat­tants de l’égalité des genres contre les vieux hommes blancs, les per­sonnes res­pon­sables contre les popu­listes de droite, les jour­na­listes cri­tiques contre les théo­ri­ciens de la conspi­ra­tion, etc. La dis­cri­mi­na­tion dis­cré­dite les indi­vi­dus dans la mesure où ils peuvent être réduits à leur appar­te­nance à des groupes, et aux carac­té­ris­tiques réelles ou ima­gi­naires de ces groupes. (Zick, 2017, p. 62)

Si chez la per­sonne qui pra­tique la dis­cri­mi­na­tion, les traits per­son­nels tels que le carac­tère auto­ri­taire, l’o­rien­ta­tion vers la domi­nance et la réac­tion à une bles­sure per­son­nelle jouent un rôle émi­nent, il ne faut pas sous-esti­mer les moti­va­tions socio-psychologiques.

Ain­si, la dis­cri­mi­na­tion peut ser­vir à faire valoir et à étendre des res­sources rares – par exemple des lec­teurs, l’attention, la cré­di­bi­li­té, la recon­nais­sance, les abon­nés, les res­sources finan­cières ou les sub­ven­tions de l’État etc. – contre d’autres groupes (théo­rie du conflict de groupe réa­liste, Levine & Camp­bell). Dans ce cas, une menace réelle ou per­çue est mobi­li­sée ou même construite – sou­vent sous forme d’au­to­dé­fense des « bons » – afin de légi­ti­mer la déva­lua­tion des autres et de s’as­su­rer des ressources.

La dimen­sion grou­pale spé­ci­fique à la dis­cri­mi­na­tion peut éga­le­ment être déri­vée du phé­no­mène de l’i­den­ti­té sociale (théo­rie de l’i­den­ti­té sociale, Taj­fel & Tur­ner). L’ap­par­te­nance à un groupe consti­tue génère une estime de soi col­lec­tive, au sein de laquelle se forme l’i­den­ti­té du groupe. La dis­cri­mi­na­tion à l’é­gard des autres sert dès lors à ren­for­cer sa propre iden­ti­té. Ce que l’on appelle la pen­sée de groupe (Janis, 1972), et qui para­doxa­le­ment pro­duit un confor­misme per­son­nel res­sen­ti comme expé­rience d’i­den­ti­té indi­vi­duelle, ins­tru­men­ta­lise la dis­cri­mi­na­tion et la stig­ma­ti­sa­tion pour com­pen­ser le sen­ti­ment d’i­na­dé­qua­tion de chacun.

De même, le motif de la lutte pour le pou­voir en vue d’une domi­na­tion sociale (théo­rie de la domi­na­tion sociale, Sida­ni­nus & Prat­ter) n’est jamais tota­le­ment absent des pra­tiques d’ex­clu­sion. Ici aus­si, l’au­to­ri­ta­risme incons­cient – éga­le­ment chez les cri­tiques de l’au­to­ri­ta­risme – joue un rôle déci­sif dans la reven­di­ca­tion de la supé­rio­ri­té du propre groupe.

En résu­mé, on peut affir­mer que les pra­tiques d’ex­clu­sion et la rhé­to­rique de la dis­cri­mi­na­tion ont tou­jours cours quand :

la dis­cri­mi­na­tion (a) peut éta­blir l’ap­par­te­nance ou sou­li­gner la dif­fé­rence et la dis­tance, (b) elle per­met le contrôle et l’influence, © la dis­cri­mi­na­tion explique les contextes sociaux, (d) elle crée la valeur de soi et marque la confiance comme la méfiance. 

(Zick, op. cit.)

Une grande par­tie de ce que les jour­na­listes d’au­jourd’­hui « au Luxem­bourg (et ailleurs dans le monde occi­den­tal) » (selon Care­ga­ri, 2021) aiment à per­ce­voir comme des cri­tiques de la part des soi-disant « scep­tiques du Coro­na » res­semble éton­nam­ment à une dis­cri­mi­na­tion contre des exo­groupes réels ou imaginaires.

Que cette dis­cri­mi­na­tion se réclame néan­moins de l’u­ni­fi­ca­tion et de la paci­fi­ca­tion sociale, voire de la pen­sée nuan­cée, montre à quel point la pen­sée et l’au­to-réflexion ont ici été incons­ciem­ment acca­pa­rées par le res­sen­ti­ment de la mora­li­sa­tion identitaire.

Bibliographie

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  • Zick, A. (2017). Sozial­psy­cho­lo­gische Dis­kri­mi­nie­rung­sfor­schung. In A. Scherr, A. El-Mafaa­la­ni, & G. Yük­sel (Hrsg.), Hand­buch Dis­kri­mi­nie­rung (S. 59 – 58). VS Ver­lag für Sozialwissenschaften.