Écrit en collaboration avec Me Michel Brausch (Avocat à la cour)*
„Paulette Lenert a expliqué que les nouvelles mesures ne pouvaient pas être basées sur des chiffres concrets, car la moitié des personnes infectées ne savaient pas où elles avaient été infectées.“ (Tageblatt, Nr. 274, 24 novembre 2020, p. 3)
Depuis la promulgation de l’état de crise au mois de mars, le gouvernement a soumis 110 versions de 16 projets de loi relatifs à la lutte contre la pandémie, soit 1,7 projet de loi et 12 révisions en moyenne par mois.
Or, les décideurs politiques ne prétendent même plus étayer leurs législations sanitaires sur des résultats ou des ‘faits’ scientifiques bien précis, sur des chiffres concrets ou sur un savoir légitime. Il semble donc d’ores et déjà admis que la limitation voire l’abrogation des droits et libertés fondamentales s’avère politiquement arbitraire. La nouvelle politique sanitaire correspond à l’idéal de la politique plébiscitaire de l’imaginaire populiste : les dirigeants décident, le peuple acclame.
Mais qu’en est-il du caractère légal de ces lois ? Qu’en est-il de la nature constitutionnelle de ces mesures ? Du point de vue juridique, l’adéquation, la nécessité et la proportionnalité de ces lois sont-elles du moins assurées ?
Depuis le 13 novembre 2020, le Parlement Européen avertit devant les risques d’abus du pouvoir d’un exécutif qui « peut acquérir de nouveaux pouvoirs qui lui permettent de limiter les droits individuels et d’exercer des compétences généralement réservées au pouvoir législatif et aux autorités locales ».
Or l’ensemble de ces lois et de leurs révisions ne repose pas sur une politique de santé visant à « aplatir la courbe », c’est-à-dire une politique qui aurait pour but de ménager la capacité du système de soins afin d’assurer le meilleur soin possible à toute personne malade. Bien plus ambitieuses, ces innombrables lois et mesures prétendent organiser la « lutte contre le virus SARS-CoV‑2 » lui-même.
L’objet premier des législations luxembourgeoises contre la pandémie ne consiste donc pas prioritairement en la protection des personnes malades, mais d’abord et avant tout en une lutte menée contre un agent pathogène.
Cette lutte antivirale mène inévitablement à trois conséquences hautement problématiques : elle ouvre un combat illimité dans le temps, elle nécessite des mesures toujours plus radicales et elle produit des effets secondaires économiques, politiques, sociaux et sanitaires potentiellement plus nocifs que le virus lui-même.
S’il est possible de prévenir le pire en termes de protection et de soins des citoyens, soit en termes de politique de santé traditionnelle dans un État providence démocratique, la lutte pour l’éradication d’un virus à échelle mondiale risque de ne jamais aboutir. En conséquence, il semble inévitable que la promulgation de lois et l’imposition de mesures censées permettre de lutter contre ce virus soient constamment et inlassablement renouvelées.
Mise à part la durée potentiellement illimitée de la lutte contre le virus, c’est la nature radicale des mesures devant être mises en œuvre dans l’espoir d’y parvenir qui est frappante.
Selon la définition épidémiologique traditionnelle, une pandémie se caractérise comme « une épidémie survenant dans le monde entier, ou sur une zone très étendue, traversant les frontières internationales1 ». On ne s’étonnera donc pas qu’une politique nationale visant l’enrayement ou l’éradication d’un virus affectant la planète dans son ensemble, n’hésite pas à mettre en place des législations et des mesures extraordinaires. Étant donné l’ambition extraordinaire de la lutte contre le virus, il semble évident à la classe politique que seule la suspension durable de droits et de libertés constitutionnels fondamentaux puisse garantir la solution recherchée.
Depuis le mois de mars, nous assistons donc à une hyperactivité législative entravant ou supprimant des libertés publiques et des droits fondamentaux tels que les droits naturels de la personne humaine et de la famille, la liberté du commerce et de l’industrie (art. 11 de la constitution), la liberté individuelle (art. 12), l’inviolabilité du domicile (art. 15), la liberté des cultes et de leur exercice public (art. 19), le droit de s’assembler (art. 25). Pourtant, malgré les auto-félicitations devenues rituelles de la part d’un gouvernement incapable de fournir les justifications factuelles de ses décisions, les bienfaits sanitaires de ces démarches restent toujours à prouver.
La preuve des effets secondaires économiques, politiques, sociaux et sanitaires des mesures de lutte contre le virus les plus radicales ne fait quant à elle plus de doute à l’heure actuelle. Le ralentissement, voire l’arrêt complet, de nombreux secteurs de la production économique, les répercussions fiscales massives qui s’ensuivent, elles-mêmes jointes aux efforts compensatoires majeurs de l’État, risquent également de générer des dégâts bien plus durables que la pandémie elle-même.
De même, les changements politiques et sociaux dus à la normalisation de l’état de crise et des mesures extraordinaires, ayant pour effet d’entraver ou de supprimer des libertés et droits fondamentaux, s’avèrent tout aussi nocifs pour le bon fonctionnement de la démocratie. Avec la fermeture de presque tous les lieux publics de rassemblement, les processus informels de formation de la réflexion et de l’opinion au sein de la société civile sont quasiment supprimés. Il s’ensuit un profond déséquilibrage des rapports de pouvoir au bénéfice des grands acteurs politiques et économiques.
Or, si cette lutte contre le virus ne peut pas être étayée sur une base factuelle satisfaisante dans ses orientations et ses décisions, elle ne semble pas beaucoup plus solide sur le plan de son fondement juridique. On serait en droit de penser que des mesures politiquement et juridiquement aussi radicales, remettant en question, voire supprimant, les fondements juridiques de la démocratie libérale et altérant profondément l’organisation politique, économique et sociale d’un État, reposent sur des processus de légitimation probants et appropriés.
Malheureusement, il n’en est rien. Les législations de la lutte contre le virus s’avèrent, à leur tour, hautement problématiques quant à leur caractère nécessaire et proportionnel, critères incontournables définissant la loi en vue de la sauvegarde des droits fondamentaux. Au Luxembourg, comme en Belgique et en France, la vérification de la proportionnalité des lois n’est pas directement ancrée dans la constitution, à l’exception de la situation de l’état de crise, où les règlements pris par le Grand-Duc doivent être nécessaires, adéquats et proportionnels.2
L’appréciation de la proportionnalité des lois est un mécanisme de contrôle dégagé par les juridictions puisqu’aucun article de la Constitution n’y fait une référence explicite. La Cour constitutionnelle luxembourgeoise s’inspire en cela largement des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme ainsi que des décisions des Cours constitutionnelles française et belge.
D’après la Convention européenne des droits de l’homme3, toute ingérence dans un droit fondamental doit être prévue par une loi et être nécessaire. Les limites pouvant être posées aux droits fondamentaux ne peuvent que résulter de l’objectif de protéger d’autres droits à valeur au moins équivalente tels que, en l’espèce, la santé publique.
Ainsi, « il appartient au juge constitutionnel de rechercher l’objectif de la loi incriminée […] pour, une fois l’objectif ainsi circonscrit, examiner s’il justifie la différence législative instituée au regard des exigences de rationalité, d’adéquation et de proportionnalité » d’après l’Arrêt 9/00 du 5 mai 2000 Cour Constitutionnelle.4
Quant à l’appréciation concrète de ces critères, la doctrine française les définit comme suit :
« Une telle mesure (portant atteinte aux libertés fondamentales) doit être adéquate, c’est-à-dire appropriée, ce qui suppose qu’elle soit a priori susceptible de permettre ou de faciliter la réalisation du but recherché par son auteur ;
Elle doit être nécessaire : elle ne doit pas excéder – par sa nature ou ses modalités – ce qu’exige la réalisation du but poursuivi, d’autres moyens appropriés, mais qui affecteraient de façon moins préjudiciable les personnes concernées ou la collectivité, ne devant pas être à la disposition de son auteur.
Elle doit enfin être proportionnée au sens strict : elle ne doit pas, par les charges qu’elle crée, être hors de proportion avec le résultat recherché. »5
Au vu de ces critères se pose donc la question de savoir si les lois COVID actuellement en vigueur répondent bien aux conditions de l’adéquation, de la nécessité et de la proportionnalité.
Face à cette situation sans précédent, il est difficile d’en juger et une juste appréciation ne sera possible qu’à postériori et sur la base de l’acquisition de connaissances scientifiques nouvelles. En l’état, il est absolument légitime de mettre en doute les mesures actuellement en vigueur, étant donné que le gouvernement, dans ses projets de lois, se contente de les justifier vaguement sans en démontrer l’utilité d’un point de vue scientifique.
À titre d’exemples, on peut citer la fermeture des cafés et restaurants ainsi que le « couvre-feu ».
Pour le secteur de l’HORESCA, et ce aussi dans un souci d’égalité devant la loi par rapport à d’autres domaines, le gouvernement aurait dû fournir des études chiffrées démontrant que ce secteur spécifique contribuait plus à la propagation du virus que d’autres secteurs commerciaux. Or, malgré le grand nombre de données recueillies depuis mars, rien n’a pu corroborer une telle hypothèse. Se pose dès lors la question de la nécessité d’une telle fermeture et de son adéquation avec le but poursuivi.
Quant au couvre-feu, il est plus que douteux qu’il soit en tant que tel adapté pour ralentir la propagation du virus, une balade nocturne ne présentant pas plus de risque de transmission du virus qu’une course faite en journée. Faute de justification par le gouvernement, il semble que le couvre-feu serve simplement à donner aux forces de l’ordre la possibilité de sanctionner les gens rentrant de fêtes clandestines, possibles clusters. Or c’est tout citoyen qui est ainsi atteint dans sa liberté fondamentale de se déplacer quand et où il le désire et on peut donc légitimement douter du caractère adapté, nécessaire et proportionné de la mesure.
Différents avis soumis dans le processus législatif, et notamment celui du Conseil d’État, ont par ailleurs critiqué la façon de procéder du gouvernement luxembourgeois en dénonçant l’absence de données permettant d’apprécier l’impact concret des différentes mesures sur le nombre d’infections et, par-là, leur caractère proportionnel :
« Faute de disposer des données scientifiques et des études effectuées sur la base de ces données, il n’est pas en mesure d’apprécier, pour chaque mesure envisagée isolément, si, au niveau de leur objet et de leur modulation, elle respecte le critère de proportionnalité. »6
Vu ce qui précède, il existe des arguments légitimes pouvant soutenir une demande visant le contrôle de la constitutionnalité des « lois COVID ».
Or, en droit luxembourgeois se pose un problème procédural au niveau du contrôle de la constitutionnalité. Celui-ci ne peut pas se faire de façon abstraite en comparant une loi à la constitution ou aux traités (comme p.ex. en Allemagne), mais se fait au cas par cas.
Pour pouvoir contester la constitutionnalité d’une loi au Luxembourg, il faut dès lors qu’une infraction à cette loi ait été constatée et que l’auteur de l’infraction soit attrait en justice. C’est sur cette seule base concrète qu’il est possible de formuler une « question préjudicielle de constitutionnalité » et ainsi vérifier la conformité de la loi aux droits et libertés garantis par la constitution.
Si une loi est considérée comme inconstitutionnelle par la Cour constitutionnelle, son application au cas précis mis en cause est écartée. L’inconstitutionnalité ne mène donc pas à l’invalidation de la loi ou de l’une de ses dispositions, mais seulement à une absence d’application future par les juridictions.
Dans le cas des lois prises dans le contexte de la lutte contre le COVID, ces processus judiciaires sont bien trop lents pour permettre de réagir en temps utile à l’atteinte aux droits fondamentaux, les procédures pouvant durer des mois, voire des années, et aucune alternative accélérée n’ayant été prévue.
Autrement dit : l’atteinte aux droits fondamentaux, aussi problématique et aussi inconstitutionnelle qu’elle soit, ne risque pas d’être remise en cause. On appréciera le pouvoir supra-démocratique extraordinaire qu’une classe politique peut s’arroger de cette manière.
Ces problèmes sont assurément loin d’être spécifiquement luxembourgeois. Dans sa résolution du 13 novembre 2020, le Parlement Européen a émis un certain nombre d’avertissements et de précautions à prendre quant à l’incidence des mesures relatives à la COVID-19 sur la démocratie, l’État de droit et sur les droits et libertés fondamentaux.
Le Parlement européen rappelle en effet que l’ensemble de ces mesures affecte profondément « la démocratie, l’État de droit et les droits fondamentaux étant donné qu’ils influent sur l’exercice des libertés et droits individuels, tels que la liberté de circulation, la liberté de réunion et d’association, la liberté d’expression et d’information, la liberté de religion, le droit à la vie de famille, le droit d’asile, le principe d’égalité et de non-discrimination, le droit à la vie privée et à la protection des données, le droit à l’éducation et le droit de travailler. »
De ce fait, le risque d’abus de pouvoir d’un exécutif qui s’évertue à normaliser et à pérenniser l’état d’urgence s’avère patent. Il devient indispensable, selon la formulation du Parlement Européen, de « mettre en place un contrôle parlementaire et judiciaire, tant interne qu’externe, ainsi que des contrepoids appropriés. » Le fonctionnement normal de la démocratie est fondamentalement perturbé et favorise la « modification de la répartition des pouvoirs […] notamment […] lorsque le pouvoir exécutif peut acquérir de nouveaux pouvoirs qui lui permettent de limiter les droits individuels et d’exercer des compétences généralement réservées au pouvoir législatif et aux autorités locales, tandis que le rôle des parlements, du pouvoir judiciaire, de la société, ainsi que les activités et la participation des citoyens sont frappés par des restrictions ».
Pourtant, la réponse de notre gouvernement à ces questions fondamentales se résume à un constat d’ignorance : nous ne savons pas comment, ni pourquoi, mais nous édictons des lois et des mesures à grande vitesse, nous les appliquons à l’aveuglette, et de manière plus ou moins arbitraire, en espérant ainsi produire un résultat sanitaire bénéfique qui nous « accordera un peu de marge ».
En attendant que les lois s’avèrent efficaces contre un virus, elles permettent déjà de déjouer l’idée de l’État de droit avec les moyens de ce même État de droit.
Notes :
- Last JM (éd.). A dictionary of Epidemiology, 4th edition. New York : Oxford University Press ; 2001. ↩
- Art. 32 (4) de la Constitution ↩
- Convention de sauvegarde des droits de l’homme et libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 et entrée en vigueur en 1953 ↩
- Mémorial A- 40 du 30 mai 2000, p . 948 ↩
- Valérie GOESEL-LE BIHAN, Le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel, CAHIER DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL N° 22 (DOSSIER : LE RÉALISME EN DROIT CONSTITUTIONNEL) – JUIN 2007 ↩
- Avis du Conseil d’État relatif au Projet de loi 7683 (Doc. Parl. 7683/05) ↩
(*Version légèrement modifiée et étendue de l’article paru dans le Tageblatt du 19/20 décembre 2020.)