Théorie critique et théorie de la conspiration 🎙

La notion actuelle de la « théo­rie de la conspi­ra­tion » repose sur la défi­ni­tion qu’en don­nait le phi­lo­sophe autri­chien Karl Pop­per dans les années 1960.

Si Pop­per est sur­tout connu pour ses tra­vaux sur les sciences natu­relles, sa réflexion s’étendait aus­si aux sciences sociales. C’est dans ce contexte, en rap­port au cri­tère de démar­ca­tion entre « vraies » et « fausses » sciences, que Karl Pop­per pro­po­sait la notion de la « théo­rie conspi­ra­tion­niste de la société ».

Ain­si, Pop­per est, avec son ami, l’économiste Karl Frie­drich von Hayek, le pre­mier pen­seur de la théo­rie de la conspiration.

Il est bien connu que Pop­per a intro­duit un cri­tère de démar­ca­tion entre vraies sciences et pseu­dos­ciences en sciences natu­relles. Et, on oublie donc par­fois qu’il a fait de même pour les sciences sociales.

En sciences sociales aus­si, il y a lieu, selon Pop­per, de dis­tin­guer entre les vraies sciences sociales et les pen­sées de l’histoire, de la poli­tique ou de la socié­té qui seraient erro­nées par prin­cipe. Pour illus­trer cette dis­tinc­tion à la lumière d’un exemple concret : les vraies sciences de la socié­té seraient par exemple les théo­ries éco­no­miques et sociales de Frie­drich von Hayek ou de Mil­ton Fried­man. Une fausse science, ou une pseu­dos­cience éco­no­mique ou sociale serait celle de Marx.

De fait, et même s’il a occa­sion­nel­le­ment nuan­cé cette appré­cia­tion, Pop­per pense que les ana­lyses et les réflexions mar­xiennes repré­sentent l’exemple même d’une pseu­dos­cience. Et, allant plus loin : elles repré­sentent l’exemple même d’une théo­rie de la conspi­ra­tion. Car l’équivalent des pseu­dos­ciences en sciences natu­relles sont les théo­ries conspi­ra­tion­nistes de la socié­té en sciences sociales.

Qu’est-ce qu’alors qu’une théo­rie conspi­ra­tion­niste de la société ?

Pour Pop­per, une théo­rie conspi­ra­tion­niste est une théo­rie qui voit dans les évé­ne­ments du monde social et his­to­rique les résul­tats d’intentions de per­sonnes ou de groupes puis­sants. Pen­ser que les phé­no­mènes sociaux, poli­tiques et sur­tout éco­no­miques puissent être vou­lus, diri­gés, contrô­lés ou du moins gérés est, pour Pop­per, le signe le plus clair du conspirationnisme.

On com­prend alors pour­quoi la pen­sée Mar­xienne peut appa­raître comme une théo­rie de la conspi­ra­tion aux yeux de Pop­per. En conce­vant l’histoire humaine comme his­toire de luttes de classe, Marx sup­pose en effet, que les faits poli­tiques et éco­no­miques soient déter­mi­nés par des inté­rêts et des intentions.

Dans la même veine, on pen­se­ra évi­dem­ment aus­si à la socio­lo­gie de Max Weber qui, contrai­re­ment à Dur­kheim, ten­tait d’expliquer les faits sociaux de par leur sens, c’est-à-dire aus­si de par les inten­tions des acteurs sociaux. Voi­là donc les deux repré­sen­tants les plus fameux de théo­ries conspi­ra­tion­nistes en sciences sociales.

En fait, selon Pop­per, il n’y a rien de par­ti­cu­liè­re­ment nou­veau dans les théo­ries conspi­ra­tion­nistes de la socié­té. Car le « conspi­ra­tion­nisme » ou la pseu­dos­cience sociale, ne repré­sente qu’une ver­sion sécu­la­ri­sée du théisme traditionnel :

Cette théo­rie, qui est plus pri­mi­tive que la plu­part des formes de théisme, s’ap­pa­rente à la théo­rie de la socié­té d’Ho­mère. Homère conce­vait le pou­voir des dieux de telle manière que tout ce qui se pas­sait dans la plaine devant Troie n’é­tait qu’une réflexion des diverses conspi­ra­tions sur l’O­lympe. La théo­rie de la conspi­ra­tion de la socié­té n’est qu’une ver­sion de ce théisme, de la croyance en des dieux dont les caprices et les volon­tés gou­vernent tout. Elle découle de l’a­ban­don de Dieu et de la ques­tion sui­vante : « Qui est à sa place ? » Sa place est alors occu­pée par divers hommes et groupes puis­sants – des groupes de pres­sion sinistres, à qui l’on reproche d’a­voir pla­ni­fié la grande dépres­sion et tous les maux dont nous souffrons.Popper, K. R. (2002 1963). Conjec­tures and Refu­ta­tions : The Growth of Scien­ti­fic Know­ledge. Rout­ledge, p. 165 – 166)

De même que les Grecs qui, selon Pop­per, expli­quaient les phé­no­mènes du monde et de la socié­té en se deman­dant à quel com­plot, à quel dieu, ils pou­vaient bien ser­vir, de même le conspi­ra­tion­niste moderne expli­que­rait la socié­té à par­tir des inté­rêts des per­sonnes ou des groupes de per­sonnes au pou­voir. Dans la logique du conspi­ra­tion­niste, ces der­niers pren­draient sim­ple­ment la place des Dieux de l’Olympe :

La croyance dans les dieux homé­riques dont les conspi­ra­tions étaient res­pon­sables des vicis­si­tudes de la guerre de Troie a dis­pa­ru. Mais, la place des dieux sur l’O­lympe d’Ho­mère est main­te­nant prise par les Sages de Sion, ou par les mono­po­listes, ou les capi­ta­listes, ou les impé­ria­listes. (Op. cit. p. 459)

Ain­si, le mar­xisme ou la socio­lo­gie ‹ com­pré­hen­sive › de Max Weber, ou pour­quoi pas les sciences sociales cri­tiques dans leur ensemble, ont la même valeur de véri­té, ou pro­posent un même type de savoir que la reli­gion grecque antique ou les Pro­to­coles des Sages de Sion.

Pop­per explique :

Le théo­ri­cien de la conspi­ra­tion croi­ra que les ins­ti­tu­tions peuvent entiè­re­ment être com­prises comme le résul­tat d’une concep­tion consciente ; et quant aux col­lec­tifs, il leur attri­bue géné­ra­le­ment une sorte de per­son­na­li­té de groupe, les trai­tant comme des agents conspi­ra­teurs, tout comme s’ils étaient des hommes indi­vi­duels. (op. cit., p. 168)

Est-ce que cela revien­drait à dire qu’il n’y a pas d’intentions der­rière les déci­sions poli­tiques ou éco­no­miques ? Pop­per pen­se­rait-il que les choses du monde se font sans inté­rêts, sans inten­tions et sans déci­sions ? Et, Pop­per, pen­se­rait-il qu’il n’existe pas de com­plots et de conspi­ra­tions dans l’histoire du monde ?

Bien évi­dem­ment, concède le phi­lo­sophe, il existe des com­plots, de même qu’il y a des inté­rêts et des déci­sions. Mais, pour ce qu’il est des com­plots, Pop­per affirme sans autre preuve qu’ils ont fort peu nom­breux et n’ont aucun effet sur la vie sociale (op. cit. p. 460). Et, quant aux inté­rêts, aux inten­tions et aux déci­sions, il en va de même : leur effets sur les faits sociaux, poli­tiques et sur­tout éco­no­miques sont négligeables.

Les théo­ries conspi­ra­tion­nistes reposent, dans leur ensemble, sur un faux prin­cipe. Le prin­cipe que des actions poli­tiques ou des déci­sions éco­no­miques puissent avoir un effet sur la dyna­mique éco­no­mique. (Pour une liste impres­sion­nante des faits rares et de leurs consé­quences inexis­tantes selon Pop­per, voir p.ex. Mear­shei­mer, J. J. (2011). Why Lea­ders Lie : The Truth about lying in Inter­na­tio­nal Poli­tics. Oxford Uni­ver­si­ty Press.)

On en com­pren­dra aisé­ment la consé­quence pra­tique : toute inter­ven­tion poli­tique dans le contexte de l’économie est ratée par prin­cipe, car le mar­ché se régule sui­vant ses propres prin­cipes auto­nomes. Ain­si, explique Pop­per, toute forme d’économie pla­ni­fiée, diri­gée ou gérée repose sur les prin­cipes de la théo­rie conspi­ra­tion­niste de la société.

Pop­per fut proche de Frie­drich Hayek, avec lequel il avait fon­dé la Socié­té du Mont Pèle­rin en 1947. Une Socié­té connue pour son adhé­sion rigou­reuse à l’idée d’une science éco­no­mique pro­pa­geant une déré­gu­la­tion maxi­male des mar­chés. En fait, s’il y a une carac­té­ris­tique majeure des théo­ries de la conspi­ra­tion, selon Pop­per et von Hayek, c’est celle qui consis­te­rait à remettre en ques­tion la par­faite auto­ré­gu­la­tion des marchés.

Si les argu­ments de Pop­per paraissent logi­que­ment et épis­té­mo­lo­gi­que­ment pro­blé­ma­tiques, ils n’ont pas été moins effi­caces par les alter­na­tives sim­plistes qu’ils pro­posent : science ou pseu­dos­cience, science ou conspi­ra­tion­nisme, véri­té scien­ti­fique ou fabri­ca­tion conspi­ra­tion­niste. Quelle que soit la dif­fé­rence de niveau évi­dente entre la pen­sée de Pop­per et les cri­tiques du conspi­ra­tion­nisme jour­na­lis­tiques actuelles, il ne serait pas exa­gé­ré de voir dans Pop­per le père de l’anti-conspirationnisme actuel.

Un aspect moins évident, mais non moins effi­cient, de la cri­tique pop­pé­rienne du conspi­ra­tion­nisme, tient dans le fait que toute cri­tique du libre mar­ché, toute pen­sée de la pla­ni­fi­ca­tion éco­no­mique et toute remise en ques­tion des véri­tables com­plots poli­tiques se rend d’emblée cou­pable de conspi­ra­tion­nisme. Et, par là même, ce prin­cipe s’applique encore à toute cri­tique de la pen­sée pop­pé­rienne. Parce que qui­conque ver­rait un inté­rêt à l’œuvre de cette concep­tion de la conspi­ra­tion, se ver­rait aus­si­tôt relé­gué au conspi­ra­tion­nisme et exclu de la dis­cus­sion scien­ti­fique. Avec Pop­per, on pour­ra dès lors affir­mer que toute remise en ques­tion de la cri­tique du conspi­ra­tion­nisme relève du conspi­ra­tion­nisme. Pile, je gagne, et face, tu perds.

Bien évi­dem­ment, ce type de logique n’a pas échap­pé à Pop­per. Elle fait par­tie même de ses réflexions sur les tech­niques de défense des pseu­dos­ciences. Pop­per avait lui-même nom­mé cette tech­nique de dis­qua­li­fi­ca­tion de cri­tiques « stra­té­gie d’immunisation ». Immu­ni­ser des théo­ries, c’est les rendre résis­tantes à toute pos­si­bi­li­té de réfu­ta­tion théo­rique ou empi­rique. L’immunisation repré­sente donc le contraire de ce qu’une vraie science devrait mettre en œuvre : une remise en ques­tion constante de ses théo­ries. De manière amu­sante, la théo­rie pop­pé­rienne du conspi­ra­tion­nisme four­nit ain­si elle-même une belle illus­tra­tion de la stra­té­gie d’immunisation contre les ques­tion­ne­ments. C’est ce que nos jour­na­listes d’aujourd’hui ont infi­ni­ment mieux com­pris que le père de la cri­tique du conspirationnisme.

Pour une ana­lyse plus détaillée, voir « La théo­rie du com­plot de Karl Pop­per » (https://​www​.thsi​mo​nel​li​.net/​l​a​-​t​h​e​o​r​i​e​-​d​u​-​c​o​m​p​l​o​t​-​d​e​-​k​a​r​l​-​p​o​p​p​er/)

Pour les cri­tiques du cri­tère de démar­ca­tion, voir p. ex. :

  • Agas­si, Joseph. 1991. “Popper’s Demar­ca­tion of Science Refu­ted.” Metho­do­lo­gy and Science 24.
  • Agas­si, Joseph. 2014. Pop­per and his Popu­lar Cri­tics. Sprin­ger.
  • Hans­son, Sven Ove. 2006. “Fal­si­fi­ca­tio­nism Fal­si­fied.” Foun­da­tions of Science 11 (3): 275 – 86.
  • Laka­tos Imre. Science and Pseu­dos­cience (BBC Radio Talk. 30 June 1973. https://www.lse.ac.uk/…/science-and-pseudoscience…/)
  • Mah­ner, Mar­tin. 2007. « Demar­ca­ting Science from Non-Science. » In T. A. F. Kui­pers (Éd.), Gene­ral Phi­lo­so­phy of Science (p. 515‑575). North-Holland.