La théorie du complot de Karl Popper 🎙

Ver­sion PDF

Une discussion critique

Les théo­ries du com­plot n’ont pas tou­jours été qua­li­fiées de fic­tions mépri­sant la véri­té ou de dés­in­for­ma­tions mena­çant la démo­cra­tie. Alors que les ori­gines his­to­riques de la notion de « théo­rie du com­plot » font encore l’objet de débats par­mi les experts (voir But­ter, 2014 ; Groh, 1987), il semble clair que jusque dans les années 50 du siècle der­nier, les théo­ries du com­plot étaient envi­sa­gées comme inter­pré­ta­tions légi­times des évé­ne­ments sociaux.

Le bas­cu­le­ment de l’évaluation des théo­ries du com­plot vers la dés­in­for­ma­tion illé­gi­time ou le « style para­noïaque » en poli­tique (Hof­stad­ter, 1996), com­mence au milieu des années 1950 et se dur­cit au cours des années 1960. A par­tir des années 1970, les com­plo­tistes sont enfin consi­dé­rés comme « membres d’une frange para­noïaque et extré­miste de la socié­té et de la poli­tique ». (Thal­mann, 2019, p. 28 – 31. Voir aus­si But­ter, 2014, p. 9, 284 et suiv.)

On pour­rait affir­mer qu’un pas de plus a été fran­chi dans cette optique depuis le début de la pan­dé­mie du Covid. L’idée de la théo­rie du com­plot s’est dépouillée de tout reste de signi­fi­ca­tion pour deve­nir un simple « cli­ché qui arrête la pen­sée ». Celui qui, dans une dis­cus­sion, peut accu­ser son inter­lo­cu­teur de théo­rie du com­plot, peut dis­qua­li­fier ce der­nier en tant qu’interlocuteur, sans autre argu­ment et ain­si mettre fin à la conver­sa­tion de la manière la plus confortable.

La notion du « cli­ché qui arrête la pen­sée » a été conçue par le psy­chiatre amé­ri­cain Robert Jay Lif­ton. Dans ses ana­lyses des méthodes de « réforme de la pen­sée » dans la Chine maoïste des années 50, Lif­ton explique cette tech­nique du pou­voir de la manière suivante :

Le lan­gage de l’environnement tota­liste1 se carac­té­rise par le cli­ché qui arrête la pen­sée. Les pro­blèmes humains les plus vastes et les plus com­plexes sont com­pri­més dans des phrases courtes, très réduites, qui sonnent défi­ni­tives, faciles à mémo­ri­ser et à expri­mer. Celles-ci deviennent le début et la fin de toute ana­lyse idéo­lo­gique. (Lif­ton, 1989, p. 429)

Dans ce qui suit, je ne sou­haite tou­te­fois pas abor­der la ques­tion de la théo­rie du com­plot en tant que cli­ché arrê­tant la pen­sée. En tant telle, la théo­rie du com­plot ne serait qu’un exemple par­mi d’autres. Je sou­haite plu­tôt m’intéresser au concept de théo­rie du com­plot ; un concept qui pré­cède son usage de cli­ché, mais qui l’apprête en même temps à cette fonction.

Les pre­mières ten­ta­tives de concep­tua­li­sa­tion de la théo­rie du com­plot remontent au phi­lo­sophe autri­chien Karl Pop­per (Thal­mann, 2019, p. 10, 40 – 43) et, dans une moindre mesure, à son ami, l’économiste autri­chien et prix Nobel d’économie, Frie­drich August von Hayek.

Pop­per et Hayek n’étaient pas seule­ment liés par une ami­tié per­son­nelle, mais aus­si par une com­mu­nau­té de tra­vail de longue date et par des convic­tions poli­tiques et éco­no­miques com­munes. Bien qu’il existe des dif­fé­rences dans la pen­sée de Pop­per et de Hayek (à ce sujet voir Cald­well, 2019), tous deux étaient éga­le­ment cofon­da­teurs de la Socié­té du Mont-Pèle­rin.

Ce contexte his­to­rique et poli­tique s’avère impor­tant dans la concep­tion de la théo­rie du com­plot. En effet, l’intention des membres du Mont Pèle­rin était d’œuvrer, contre le col­lec­ti­visme sovié­tique, contre toute forme d’économie pla­ni­fiée, et pour l’extension mon­diale d’un « nou­veau libéralisme ».

La for­mu­la­tion pré­cise de ce pro­jet – le nou­veau libé­ra­lisme – a été don­née en 1938 à Paris, lors du Col­loque Wal­ter Lipp­mann : le retour à l’ordre devait s’effectuer à l’aide d’États qui se tenait sys­té­ma­ti­que­ment à l’écart de toute acti­vi­té éco­no­mique (voir Denord, 2002, p. 10).

Pour le nou­veau libé­ra­lisme, que Pop­per et Hayek défen­daient avec l’idée de la « socié­té ouverte », le fon­de­ment de la démo­cra­tie poli­tique devait être garan­ti par un mar­ché auto­ré­gu­lé. En tant que sys­tème com­plexe, pen­saient Pop­per, Hayek et les autres membres de la Socié­té du Mont Pèle­rin, le mar­ché est déter­mi­né par des ten­dances propres et imma­nentes don­nant lieu à un déve­lop­pe­ment auto­nome. Ce déve­lop­pe­ment n’est ni sai­sis­sable par des lois scien­ti­fiques, ni acces­sible à des pla­ni­fi­ca­tions de poli­tique économique.

Karl Pola­nyi, l’économiste et socio­logue aus­tro-hon­grois qui avait éga­le­ment par­ti­ci­pé au Congrès Wal­ter Lipp­mann à Paris, décrit le pro­gramme du nou­veau libé­ra­lisme quelques années plus tard comme « fon­da­men­ta­lisme de mar­ché ». Dans l’optique du nou­veau libé­ra­lisme, l’économie consti­tue une « sphère ins­ti­tu­tion­nel­le­ment sépa­rée et spé­ci­fique au sein de la socié­té » (Pola­nyi, 2008, p. 194) :

En fin de compte, le contrôle du sys­tème éco­no­mique par le mar­ché est donc d’une impor­tance écra­sante pour l’ensemble de l’organisation de la socié­té : il ne signi­fie rien d’autre que le fonc­tion­ne­ment de la socié­té comme un appen­dice du mar­ché. Ce n’est plus l’économie qui est inté­grée dans les rela­tions sociales, mais les rela­tions sociales qui sont inté­grées dans le sys­tème éco­no­mique. (Pola­nyi, 2001, p. 60)

Ce que j’aimerais mon­trer par la suite, c’est que les pre­mières concep­tions de la théo­rie du com­plot sont elles-mêmes ‘encas­trées’ dans ce pro­gramme poli­tique du nou­veau libéralisme.

En effet, en rai­son de leurs convic­tions poli­tiques, Pop­per et Hayek vont consi­dé­rer les théo­ries du com­plot comme des cri­tiques inad­mis­sibles de la nou­velle vision libé­rale du monde. Dans la lutte contre l’économie pla­ni­fiée du bloc sovié­tique, on ne s’étonnera guère de voir figu­rer en pre­mier plan, par­mi les erreurs his­to­ri­cistes et com­plo­tistes, les cri­tiques mar­xistes de l’autonomie du marché.

Le concept pop­pé­rien de « théo­rie du com­plot de la socié­té » a une signi­fi­ca­tion à la fois épis­té­mo­lo­gique et poli­tique. D’un point de vue épis­té­mo­lo­gique, Pop­per veut mon­trer ce que les théo­ries du com­plot apportent en termes d’explication des évé­ne­ments his­to­riques et sociaux. Pas grand-chose, en fait. Car la réponse de Pop­per est que les théo­ries du com­plot sont sys­té­ma­ti­que­ment et néces­sai­re­ment fausses.

Allant plus loin, les théo­ries du com­plot ne sont pas seule­ment fausses, elles sont éga­le­ment dan­ge­reuses d’un point de vue poli­tique. Les théo­ries du com­plot sont dan­ge­reuses parce qu’elles sont fon­dées sur la croyance que des indi­vi­dus ou des groupes iso­lés de per­sonnes puis­sants peuvent impac­ter l’histoire, la socié­té ou l’économie par leurs intentions.

En tant que telles, les théo­ries du com­plot s’opposent donc aux prin­cipes fon­da­men­taux du libé­ra­lisme de la socié­té ouverte. L’idée qu’une socié­té puisse être diri­gée ou du moins influen­cée par des indi­vi­dus ou des groupes est, pour Pop­per (et Hayek), fon­da­men­ta­le­ment anti­dé­mo­cra­tique. Elle est la carac­té­ris­tique même de la pen­sée tota­li­taire et de son inter­ven­tion­nisme poli­tique, éco­no­mique et social. Ain­si, toute ten­ta­tive de pla­ni­fi­ca­tion éco­no­mique géné­rale ou d’ingénierie sociale porte la marque du tota­li­ta­risme. Seules les inter­ven­tions frag­men­taires, par à‑coups, pour limi­ter les dégâts, sont admis­sibles dans la démo­cra­tie de la socié­té ouverte. La poli­tique démo­cra­tique ne doit jamais dépas­ser les ten­ta­tives de limi­ta­tion des dégâts, au risque de som­brer dans le totalitarisme.

Le concept de « théo­rie du com­plot » pop­pé­rien n’est donc pas seule­ment inté­res­sante pour le tour­nant idéo­lo­gique qu’elle apporte à l’appréciation des théo­ries du com­plot. Elle l’est aus­si parce jusqu’à ce jour, une grande par­tie de la recherche scien­ti­fique sur les théo­ries du com­plot, de même que cer­taines prises de posi­tion ins­ti­tu­tion­nelles à son égard, s’appuient sur les défi­ni­tions et les argu­men­ta­tions de Popper.

Ain­si, Michael Bar­kun, pro­fes­seur émé­rite de sciences poli­tiques, carac­té­rise la théo­rie du com­plot par le fait que, selon elle, rien dans le monde n’arrive par hasard : « Le com­plot implique un monde basé sur l’intentionnalité, d’où le hasard et l’aléatoire ont été éli­mi­nés. Tout ce qui arrive, arrive parce que c’est vou­lu. […] Tout est lié. […] C’est pour­quoi le conspi­ra­tion­niste doit tra­vailler dans un pro­ces­sus per­ma­nent d’association et de cor­ré­la­tion afin de sai­sir les liens cachés » (Bar­kun, 2013, p. 3 – 4).

Katha­ri­na Thal­mann, pro­fes­seur d’études amé­ri­caines et spé­cia­liste des théo­ries du com­plot, cite éga­le­ment comme carac­té­ris­tique fon­da­men­tale des théo­ries du com­plot une « his­toire qui a été façon­née et pro­duite par l’homme » (en oppo­si­tion à une his­toire qui se pro­dui­rait invo­lon­tai­re­ment), ain­si que la néga­tion de la « pos­si­bi­li­té du hasard » : les conspi­ra­tion­nistes « évitent les expli­ca­tions struc­tu­relles et défendent plu­tôt l’idée que tout arrive pour une rai­son bien pré­cise » (Thal­mann, 2019, p. 2).

Le Centre Fédé­ral pour l’Éducation Poli­tique (Bun­des­zen­trale für poli­tische Bil­dung) pense éga­le­ment dans cette optique : les théo­ries du com­plot, peut-on y lire, se carac­té­risent par le fait que rien n’arrive par hasard, que tout a été pla­ni­fié et que tout est lié.2

Il est éga­le­ment inté­res­sant de consta­ter que l’Office fédé­ral de pro­tec­tion de la Consti­tu­tion de Ber­lin (le ser­vice de ren­sei­gne­ment inté­rieur) carac­té­rise les théo­ries du com­plot par le fait qu’elles réduisent la com­plexi­té « et […] aident pré­ten­du­ment à com­prendre et à pou­voir expli­quer les « évé­ne­ments mon­diaux » ». De plus, « une carac­té­ris­tique struc­tu­relle des récits de com­plot est que der­rière les « groupes puis­sants », les « tireurs de ficelles » et les « béné­fi­ciaires » qui y sont décrits se trouvent la « côte est » ou des « finan­ciers juifs » » (Ver­fas­sung­sschutz Ber­lin, 2020, p. 19).

Avec ces défi­ni­tions, on peut voir com­ment les experts et les cri­tiques reprennent à leur compte aus­si bien les traits fon­da­men­taux, que la fonc­tion dis­cur­sive des notions de Pop­per et de Hayek attri­buent à la théo­rie du com­plot. En même temps, on voit com­ment, à l’instar de Pop­per de de Hayek, les experts et cri­tiques opposent par­fois impli­ci­te­ment la vision libé­rale du monde de leurs pré­dé­ces­seurs aux théo­ries de la conspiration.


Dans ce qui suit, j’aimerais mon­trer com­ment Pop­per par­vient, par une tech­nique habile des défi­ni­tions de la théo­rie du com­plot, à immu­ni­ser ses propres concep­tions de l’histoire, de la socié­té et de l’économie contre la cri­tique en géné­ral, et contre la cri­tique du capi­ta­lisme mar­xiste en particulier.

Pop­per, à la suite de Hans Albert, appelle « stra­té­gie d’immunisation » une pro­cé­dure qui per­met de « tou­jours contour­ner les réfu­ta­tions empi­riques » (Pop­per, 1974, p. 43).

Le fait que la cri­tique de la théo­rie du com­plot fonc­tionne elle-même comme une stra­té­gie d’immunisation pour dif­fé­rentes convic­tions et pré­sup­po­sés non cri­ti­quables montre dans quelle mesure la fonc­tion du « cli­ché arrê­tant la pen­sée » est, dès le début, inhé­rente au concept même de théo­rie du com­plot. Cette fonc­tion dis­cur­sive ne vient donc pas se sur­ajou­ter à la théo­rie du com­plot par la suite ; elle fait par­tie du concept même de théo­rie du com­plot dès le départ.

Dans les textes de Pop­per, on trouve depuis le milieu des années 40 trois ana­lyses dif­fé­rentes de la théo­rie de la conspi­ra­tion, que je vou­drais pré­sen­ter brièvement.

Première approche : la théorie du complot de la société ouverte

Dans le cha­pitre sur la méthode de Marx, dans le deuxième volume de la Socié­té ouverte et ses enne­mis (1945), Pop­per décrit la théo­rie du com­plot en la dis­tin­guant des objec­tifs et des démarches des sciences sociales. Selon Pop­per, la « théo­rie du com­plot de la socié­té » repré­sente l’exact oppo­sé des sciences sociales (Pop­per, 2008, p. 104).

La théo­rie du com­plot, selon Pop­per, part de l’hypothèse erro­née que tout ce qui se passe ou se pro­duit dans une socié­té, comme les guerres, le chô­mage, la pau­vre­té ou les pénu­ries, pro­vient d’une inten­tion directe d’individus puis­sants. La théo­rie du com­plot est donc une pré­fi­gu­ra­tion de ce que Pop­per cri­tique comme his­to­ri­cisme. L’historicisme repose, quant à lui, sur l’hypothèse que l’histoire se déve­loppe selon des lois sem­blables aux lois de la nature, et qu’il serait donc pos­sible d’influencer l’histoire en connais­sant ces lois.

Pop­per voit l’origine de la théo­rie de la conspi­ra­tion dans la mytho­lo­gie grecque. Celle-ci explique les évé­ne­ments du monde par les conspi­ra­tions et les luttes de pou­voir des dieux de l’Olympe. L’« his­to­ri­cisme théo­lo­gique » pro­cède de la même manière, en ce que l’histoire du monde y est conçue comme la mani­fes­ta­tion d’un plan divin. Plus encore que dans les théo­cra­ties grecque et romaine anciennes, où les luttes et les intrigues entre les dieux laissent du moins une cer­taine place au hasard et à l’imprévisibilité, l’histoire du salut judéo-chré­tien semble déter­mi­née par un plan divin géné­ral et universel.

Cepen­dant, Pop­per (et Hayek) voit l’histoire réelle sous un jour tota­le­ment oppo­sé. Cette pers­pec­tive a été qua­li­fiée avec humour de « cock-up theo­ry of his­to­ry« 3 , c’est-à-dire de théo­rie de l’histoire « bâclée ». Selon ce point de vue, les évé­ne­ments his­to­riques et sociaux sont en prin­cipe et néces­sai­re­ment tou­jours et de tout temps le résul­tat de consé­quences invo­lon­taires. L’histoire ne se pro­duit donc pas à par­tir d’intentions humaines, mais en dépit de celles-ci. Elle se pro­duit comme une série d’effets secon­daires inopi­nés, issus d’erreurs, d’échecs et d’incompétences. On pour­rait ain­si affir­mer que, selon Pop­per, la théo­rie de la conspi­ra­tion repré­sente le ‘néga­tif’ de l’histoire réelle et de la concep­tion épis­té­mo­lo­gi­que­ment cor­recte de l’histoire.

La théo­rie du com­plot est « la concep­tion selon laquelle l’explication d’un phé­no­mène social consiste à décou­vrir les hommes ou les groupes qui sont inté­res­sés par l’apparition de ce phé­no­mène (il s’agit par­fois d’un inté­rêt caché qui doit d’abord être révé­lé) et qui ont pla­ni­fié et conspi­ré pour le faire adve­nir. » (Pop­per, 2008, p. 104)

Avec son concept de théo­rie du com­plot, Pop­per ne veut tou­te­fois pas affir­mer qu’il n’existe pas de com­plots réels : « Au contraire, ce sont des phé­no­mènes sociaux typiques. Ils prennent par exemple tou­jours de l’importance lorsque des per­sonnes qui croient à la théo­rie du com­plot prennent le pou­voir. Et les per­sonnes qui croient sin­cè­re­ment savoir com­ment créer le para­dis sur terre sont les plus enclines à adop­ter la théo­rie du com­plot et à par­ti­ci­per à un contre-com­plot contre des conspi­ra­teurs inexis­tants ». (Pop­per, 2008, p. 105)

Pop­per recon­naît donc qu’il existe effec­ti­ve­ment des com­plots, et qu’ils consti­tuent même des évé­ne­ments typiques, bien que plu­tôt rares. Mais mal­gré cela, les théo­ries por­tant ces com­plots sont tou­jours fausses. Com­ment se fait-il ?

Les théo­ries du com­plot de l’histoire sont tou­jours fausses, car les com­plots réel­le­ment exis­tants ne réus­sissent jamais com­plè­te­ment : « Les com­plo­tistes font rare­ment abou­tir leur complot ».

Face à la com­plexi­té incom­pré­hen­sible et insai­sis­sable des phé­no­mènes his­to­riques et sociaux, Pop­per peut donc affir­mer que « la vie sociale n’est pas seule­ment une épreuve de force entre groupes rivaux : elle agit dans un cadre plus ou moins résis­tant ou fra­gile d’institutions et de tra­di­tions, et elle génère – en dehors de toute contre-action consciente – de nom­breuses réac­tions impré­vues dans ce cadre, cer­taines d’entre elles étant peut-être même impré­vi­sibles ». (Pop­per, 2008, p. 105)

Comme nous le ver­rons plus en détail, l’argument de Pop­per contre les théo­ries du com­plot n’est tou­te­fois lui-même ni empi­rique, ni scien­ti­fique. Il est for­mu­lé comme une stra­té­gie d’immunisation, c’est-à-dire de telle manière que la « réfu­ta­tion empi­rique peut tou­jours être contournée ».

Deuxième approche : la théorie du complot de la prévision et de la prophétie

Dans l’article « Pro­nos­tic et pro­phé­tie dans les sciences sociales »(Pop­per, 1965), publié en 1947, Pop­per déve­loppe encore plus clai­re­ment le concept de théo­rie du com­plot sur fond d’une repré­sen­ta­tion « sim­pli­fiée » du mar­xisme. Le mar­xisme doit cepen­dant être consi­dé­ré comme repré­sen­ta­tif de l’historicisme en géné­ral, c’est-à-dire des vues du bloc de l’Est et de son éco­no­mie pla­ni­fiée.4 L’orientation poli­tique de la cri­tique pop­pé­rienne de la théo­rie du com­plot devient encore plus évi­dente dans cette deuxième concep­tion. De même, l’imbrication de la théo­rie de la connais­sance ‘scien­ti­fique’ et de ses convic­tions poli­tiques sous-jacentes semble plus apparente.

L’historicisme, selon Pop­per, carac­té­rise les pseu­do-sciences sociales dont le but est de faire des pré­vi­sions scien­ti­fiques quant à l’histoire et à l’évolution de la socié­té. Le mar­xisme repré­sente la variante éco­no­mique de cet his­to­ri­cisme. Pop­per recon­naît au mar­xisme le mérite de s’occuper des « pro­blèmes sociaux urgents de notre époque », « du dan­ger mor­tel dans lequel l’humanité s’est pré­ci­pi­tée », et de vou­loir « appor­ter une aide » (ibid., p. 114).

Mais à part cela, presque tout est faux dans le mar­xisme. En effet, selon Pop­per, le mar­xisme a la pré­ten­tion d’être une science et d’appliquer ses pré­dic­tions scien­ti­fiques (ibid., p. 118) au déve­lop­pe­ment d’une socié­té meilleure. Pour­tant, les pré­dic­tions du mar­xisme en par­ti­cu­lier, et des sciences sociales his­to­ri­cistes en géné­ral, sont plus « proches de celles de l’Ancien Tes­ta­ment que de celles de la phy­sique moderne » (ibid., p. 114). C’est pour­quoi une poli­tique mar­xiste conduit néces­sai­re­ment au totalitarisme.

De ce fait, pense Pop­per, le mar­xisme, comme tout his­to­ri­cisme et comme les théo­ries du com­plot, tra­vaille avec toute une série de pré­sup­po­sés « simples » mais faux. Ces doc­trines croient pou­voir éta­blir des pré­dic­tions his­to­riques et sociales de la même manière que l’astronomie est capable de cal­cu­ler l’apparition d’éclipses.

Pour le mar­xisme, la tâche des sciences sociales serait donc la même que celle des sciences natu­relles. La poli­tique pour­rait ain­si deve­nir une accom­pa­gna­trice de la science « en atté­nuant les « dou­leurs de l’accouchement » d’un monde meilleur. C’est pré­ci­sé­ment ce point de vue que la « socié­té ouverte » du nou­veau libé­ra­lisme doit éviter.

L’erreur fon­da­men­tale du mar­xisme ne réside pas seule­ment dans sa méthode, mais sur­tout dans la repré­sen­ta­tion erro­née de son objet, c’est-à-dire dans l’hypothèse que l’histoire ou le déve­lop­pe­ment social consti­tue­raient, explique Pop­per, un « sys­tème sta­tion­naire et cyclique ». Pop­per admet qu’il existe certes de tels sys­tèmes cycliques dans l’histoire, comme « la nais­sance de nou­velles reli­gions ou même de sys­tèmes tyran­niques » (ibid., p. 117). Mais ils ne déter­minent pas l’histoire en géné­ral. Car dans l’histoire, « il y a des situa­tions […] qui sont très dif­fé­rentes de tout ce qui s’est jamais pas­sé aupa­ra­vant ». (ibid. , p. 118)

En d’autres termes, l’historicisme, le mar­xisme et les théo­ries du com­plot sont faux parce qu’ils reposent sur une concep­tion erro­née de la réa­li­té. Et en consé­quence, leurs méthodes de recherche et de pen­sée sont éga­le­ment fausses, car elles ne peuvent pas se sai­sir des évé­ne­ments réels de l’histoire.

La condi­tion préa­lable à la cri­tique de Pop­per repose donc à son tour sur une théo­rie pré­li­mi­naire de l’histoire. Cepen­dant, Pop­per ne semble consi­dé­rer nulle part que sa théo­rie de l’histoire pour­rait, à son tour, être fal­si­fiable et même être fal­si­fiée par une recherche his­to­rique empi­rique. Il fau­drait pen­ser que la théo­rie de l’histoire et de la socié­té que sou­tient Pop­per n’est jus­te­ment pas une hypo­thèse, une théo­rie scien­ti­fique, mais un reflet par­fait de la nature même de l’histoire et de la société.

Dans « Pro­nos­tic et pro­phé­tie dans les sciences sociales, » Pop­per ne nie pas non plus l’existence de véri­tables com­plots. Mais ceux-ci ne sont pas fré­quents et ne modi­fient pas le « carac­tère de la vie sociale ». Selon Pop­per, cela signi­fie­rait que s’il n’y avait effec­ti­ve­ment plus de com­plots réels, cela ne chan­ge­rait rien dans l’histoire ou pour les sciences sociales.

En effet, la « tâche prin­ci­pale des sciences sociales théo­riques […] consiste à déter­mi­ner les réper­cus­sions sociales invo­lon­taires des actions humaines inten­tion­nelles ». (En ita­lique dans l’original, p. 120)

Ce qui semble inté­res­sant, c’est que selon cette for­mu­la­tion, Pop­per n’exclut donc pas non plus que l’histoire repose en effet sur des inten­tions. Les sciences sociales et les théo­ries du com­plot en viennent ain­si à se res­sem­bler à une nuance près. Alors que toutes deux sup­posent que l’histoire repose sur des inten­tions humaines, les vraies sciences sociales partent du prin­cipe que ces inten­tions ne se réa­lisent jamais, tan­dis que les théo­ries du com­plot sup­posent le contraire.

Cette dis­tinc­tion explique pour­quoi, selon Pop­per, des « théo­ries » aus­si radi­ca­le­ment dif­fé­rentes que celles de la théo­lo­gie ou celles des Pro­to­coles des Sages de Sion se situent sur le même plan scien­ti­fique que les ana­lyses cri­tiques de l’économie des mono­poles, du capi­ta­lisme ou de l’impérialisme. Seuls les théo­ri­ciens du com­plot s’imaginent que le mar­ché pour­rait lui-aus­si être impré­gné d’intérêts et de mani­pu­la­tions. Heu­reu­se­ment la théo­rie et la cri­tique mar­xienne du capi­ta­lisme n’est pas scien­ti­fique et ne mérite donc pas qu’on s’y arrête.

Troisième approche : la théorie du complot des conjectures et réfutations

Dans Conjec­tures et réfu­ta­tions, Pop­per aborde la ques­tion des sciences sociales et de la théo­rie du com­plot sous l’angle des tra­di­tions cultu­relles et scien­ti­fiques. Une fois de plus, la théo­rie du com­plot repré­sente « l’exact contraire » de ce qui est cen­sé consti­tuer « l’essence » des sciences sociales (Pop­per, 2002a, p. 165). Et une fois de plus, la théo­rie de la conspi­ra­tion est déter­mi­née comme un détour­ne­ment nor­ma­tif des véri­tables objec­tifs des sciences sociales.

Ce qui est ori­gi­nal dans cette troi­sième ana­lyse, c’est l’exemple concret que Pop­per uti­lise pour étayer son argu­men­ta­tion. Que pen­ser des théo­ries du com­plot et de leur impact lorsque des conspi­ra­tion­nistes arrivent en effet au pou­voir ? Selon Pop­per, Hit­ler était l’un de ces conspi­ra­tion­nistes qui est arri­vé au pou­voir. Hit­ler croyait aux Pro­to­coles des Sages de Sion et ten­tait de com­battre leur pré­ten­due conspi­ra­tion par sa véri­table conspi­ra­tion (ibid., p. 165).

Le com­plot d’Hitler pour­rait-il donc deve­nir le conte­nu d’une théo­rie du com­plot fal­si­fiable ? Comme l’intention du com­plot était à l’origine des déci­sions et des actions Hit­ler, serait-il légi­time de pen­ser qu’une théo­rie du com­plot hit­lé­rien pour­rait rendre compte de son impact sur l’histoire ? La réponse de Pop­per semble sur­pre­nante, mais elle reste par­fai­te­ment cohé­rente par rap­port aux deux cri­tiques pré­cé­dentes : « Ce qui est inté­res­sant, cepen­dant, c’est qu’une telle théo­rie du com­plot ne se révèle jamais – ou ‘presque jamais’ – telle qu’elle est inten­tion­nelle. » (Ibid. p. 166)

Ain­si, bien qu’il soit dif­fi­cile d’affirmer que la contre-conspi­ra­tion d’Hitler n’ait pas ou peu modi­fié le « carac­tère de la vie sociale », Pop­per main­tient son affir­ma­tion. Car le com­plot d’Hitler ne s’est pas ter­mi­né comme il le sou­hai­tait : Hit­ler a fini par perdre la guerre. Son com­plot ne s’est donc pas réa­li­sé. Et de ce fait, il ne peut donc pas contri­buer à expli­quer la Seconde Guerre mondiale.

A la ques­tion non moins inté­res­sante de savoir pour­quoi le com­plot d’Hitler a échoué, Pop­per donne à la réponse théo­rique et prin­ci­pielle que nous connais­sons : Hit­ler a échoué parce que « l’une des carac­té­ris­tiques les plus frap­pantes de la vie sociale [est] que rien ne se passe comme pré­vu. Les choses évo­luent tou­jours un peu dif­fé­rem­ment. » (Ibid. , p. 166) Qui dou­te­rait que dans la réa­li­té, les choses aient ten­dance à tou­jours se pré­sen­ter de manière un peu dif­fé­rente des inten­tions ? La recherche his­to­rique empi­rique sur les com­plots his­to­riques en devient donc com­plè­te­ment super­flue, ou ne par­vient pas à dépas­ser le sta­tut épis­té­mo­lo­gique de pseudo-science.

Les théo­ries du com­plot ne peuvent pas conte­nir de véri­té, car elles sup­posent que les com­plots peuvent être com­plè­te­ment réa­li­sés. Seules les sciences sociales qui partent du prin­cipe que même les conspi­ra­tions réelles, avec leurs consé­quences les plus inouïes pour la vie sociale, ne réa­lisent jamais tout à fait ce qui était vou­lu par des diri­geants ou des groupes puis­sants, doivent être consi­dé­rées comme scientifiques.

Ain­si, aus­si vraie que puisse paraître une théo­rie de la conspi­ra­tion et aus­si justes que puissent être ses hypo­thèses, elle n’en est pas moins fausse, puisqu’elle mécon­naît la nature réelle de l’histoire et de la société.

Une évaluation critique de la notion de théorie du complot de Popper

Résu­mons les argu­ments de Pop­per contre la théo­rie du com­plot. Selon la défi­ni­tion de Pop­per, une théo­rie his­to­rique ou socio­lo­gique est une théo­rie du com­plot si elle sup­pose que tout ce qui se passe cor­res­pond tou­jours aux inten­tions ou aux pro­jets de diri­geants ou de groupes de per­sonnes puis­santes. De même, cette réa­li­sa­tion com­plète de toutes les inten­tions doit être immuable et valable pour tous les temps.

On voit com­ment Pop­per manie ici la logique des « énon­cés uni­ver­sels » qui fondent éga­le­ment sa théo­rie scien­ti­fique. Un énon­cé uni­ver­sel – « tous les cygnes sont blancs » – est consi­dé­ré comme réfu­té lorsqu’il existe un seul contre-exemple qui le contre­dit. Un seul cygne noir aus­tra­lien ou néo-zélan­dais réfute la théo­rie cor­ro­bo­rée par l’observation des mil­liers de cygnes blancs de nos régions.

Pop­per résume ain­si la théo­rie du com­plot par un triple énon­cé uni­ver­sel ampli­fié de manière presque absurde – tout se passe tou­jours et pour l’éternité comme pré­vu – néces­sai­re­ment tou­jours réfuté.

Comme selon Pop­per, il n’existe rien dans le monde, y com­pris dans le monde phy­sique des sciences natu­relles, qui se passe tou­jours et pour tou­jours exac­te­ment comme on le sou­haite ou comme on l’attend, toute théo­rie du com­plot doit donc être fausse par prin­cipe. Et même si la théo­rie du com­plot défi­nie comme une triple affir­ma­tion uni­ver­selle pos­sé­dait tou­te­fois un noyau de véri­té ou même une véri­té par­tielle, elle serait néan­moins fausse. Car Pop­per s’imagine qu’une théo­rie du com­plot ne peut exis­ter que sous forme d’une triple affir­ma­tion uni­ver­selle. En science, il serait inter­dit de pen­ser en nuances.

Avec cette défi­ni­tion d’un déter­mi­nisme his­to­rique et social uni­ver­sel et illi­mi­té, tous les argu­ments contre les théo­ries du com­plot sont déjà acquis. Même s’il y a effec­ti­ve­ment des com­plots, tout dans le monde n’est pas pro­vo­qué par des com­plots, et ce qui pour­rait tout de même être pro­vo­qué par un com­plot ne cor­res­pon­drait jamais exac­te­ment aux inten­tions du complot.

Et même si l’on accep­tait la triple condi­tion de véri­té pop­pé­rienne, on ne sau­rait jamais exac­te­ment où se situent les limites du suc­cès. ? À quel moment et jusqu’à quel niveau de détail pour­rait-on par­ler d’une réa­li­sa­tion par­faite d’une inten­tion ? Ensuite, quelle serait la durée de telles réa­li­sa­tions par­faites ? Le fait que le feu que j’allumais dans ma che­mi­née s’éteigne, est-il une preuve que mon inten­tion de chauf­fer la pièce ne contri­bue en rien à ce qui se passe dans la che­mi­née ? Il est donc facile de réfu­ter la théo­rie du com­plot avec des argu­ments ou des exemples ad hoc.

Dans ce cas, on pour­rait tout de même se deman­der si une théo­rie du com­plot qui sup­pose un suc­cès seule­ment par­tiel du com­plot ne pour­rait pas cor­res­pondre à la défi­ni­tion d’une hypo­thèse expli­ca­tive scien­ti­fique ?5

Là encore, Pop­per refuse la pos­si­bi­li­té. Une théo­rie du com­plot en sciences sociales ne serait que pseu­do-scien­ti­fique, car les conspi­ra­tions n’ont en prin­cipe pas de consé­quences sociales et his­to­riques voulues.

Concrè­te­ment : l’attentat de Sara­je­vo, la légende du coup de poi­gnard dans le dos, l’opération Ajax du coup d’État ira­nien, l’incident du Ton­kin, l’affaire du Water­gate, l’affaire Iran-Contra, le « men­songe de la cou­veuse » de la deuxième guerre du Golfe ou les armes de des­truc­tion mas­sive de la troi­sième guerre du Golfe repré­sentent peut-être des com­plots. Mais, il fau­drait pen­ser qu’il n’ont pas eu de consé­quences comme com­plots. En effet, selon Pop­per, les guerres, les coups d’État ou les pro­fonds bou­le­ver­se­ments poli­tiques qui en ont résul­té ne devraient jamais être consi­dé­rés que comme des consé­quences invo­lon­taires de com­plots ayant au moins par­tiel­le­ment échoué. En ce sens, l’idée de com­plot, d’intentions poli­tiques ou éco­no­miques n’apporte aucune expli­ca­tion et doit être tota­le­ment exclue des sciences sociales.

Tous les argu­ments que Pop­per avance contre la théo­rie du com­plot s’appliquent eo ipso aux inter­pré­ta­tions théo­lo­giques et théo­cra­tiques du monde, à l’historicisme et au mar­xisme comme sa prin­ci­pale variante.

Vu sous cet angle, la démons­tra­tion de Pop­per porte tous les signes d’un argu­ment de l’homme de paille : « Cette tac­tique fonc­tionne géné­ra­le­ment en attri­buant au répon­dant une posi­tion feinte qui n’est pas plau­sible et facile à réfu­ter, puis en mon­trant que la posi­tion feinte a une consé­quence absurde ou inac­cep­table qui consti­tue une base suf­fi­sante pour la reje­ter. » (Wal­ton, 1996, p. 126)

De même, la tech­nique d’argumentation de Pop­per s’apparente clai­re­ment à une stra­té­gie d’immunisation : la faus­se­té de la théo­rie du com­plot ne pro­vient pas d’une réfu­ta­tion empi­rique, mais de la nature même de la chose – de la nature de l’histoire, de la socié­té ou de l’économie. La faus­se­té de la théo­rie du com­plot est don­née avant toute fal­si­fi­ca­tion empirique.

Dans cette mesure, on peut éga­le­ment se deman­der si la théo­rie du com­plot est une théo­rie au sens pop­pé­rien du terme. Il y a des rai­sons de pen­ser que non. Cepen­dant, la théo­rie qui sup­pose cor­rec­te­ment avoir et défi­ni­ti­ve­ment iden­ti­fié la nature de l’histoire, de la socié­té et de l’économie n’a pas besoin d’être fal­si­fiée, car elle vraie de manière infalsifiable.

Ce pro­blème n’est pas sans rap­pe­ler les défauts du cri­tère de démar­ca­tion pop­pé­rien en sciences natu­relles. En effet, même dans les sciences natu­relles, le cri­tère de démar­ca­tion du failli­bi­lisme est à la fois trop res­tric­tif – il exclut aus­si bien la psy­cha­na­lyse de Freud que la bio­lo­gie de l’é­vo­lu­tion de Dar­win comme pseu­do-scien­ti­fiques – et trop géné­ral (Agas­si, 1991, p.2 : l’alchimie para­cel­sienne ou l’astrologie peuvent être for­mu­lées de manière failli­bi­liste et seraient, de ce fait, scien­ti­fiques6.

Pour que les cri­tères de scien­ti­fi­ci­té de Pop­per fonc­tionnent, ils néces­sitent donc au préa­lable un cer­tain nombre d’hypothèses ad hoc pour évi­ter les pro­blèmes de leur res­tric­tion et de leur géné­ra­li­té. Pour cette rai­son, les cri­tères de la scien­ti­fi­ci­té ou même de la ratio­na­li­té deviennent eux aus­si des moyens aisés pour dis­qua­li­fier des hypo­thèses ou des croyances inadmissibles.

La preuve par Pop­per de la faus­se­té néces­saire des théo­ries du com­plot per­met donc de tirer deux conclu­sions inté­res­santes : pre­miè­re­ment, il est pos­sible de don­ner la forme d’un énon­cé fal­si­fiable aux hypo­thèses les plus absurdes pour le seul but de les reje­ter (argu­ment de l’homme de paille). Deuxiè­me­ment, l’exemple d’Hitler montre que le cri­tère de déli­mi­ta­tion de Pop­per peut être uti­li­sé avec les inten­tions les plus contraires, dans avec le seul but de ren­for­cer les propres convic­tions (hypo­thèse ad hoc7).

En for­çant le trait, on pour­rait donc affir­mer que pour Pop­per, Hayek et les repré­sen­tants du nou­veau libé­ra­lisme, les théo­ries du com­plot sont tou­jours fausses parce qu’elles doivent être fausses. Et elles doivent tou­jours être fausses, car elles ris­que­raient de remettre en ques­tion les hypo­thèses de base de la théo­rie éco­no­mique et sociale du nou­veau libé­ra­lisme. Le fait que ce der­nier veuille s’imposer comme nou­vel ordre mon­dial n’a évi­dem­ment rien de tota­li­taire. Ce sont, à l’inverse, les théo­ri­ciens du com­plot qui pensent et se com­portent comme des hit­lé­riens ou des sta­li­niens, en mena­çant les fon­de­ments hégé­mo­niques de la « socié­té ouverte ».

La seule alter­na­tive au tota­li­ta­risme que Pop­per, en tant que pro­mo­teur de la vision du monde de la Socié­té du Mont Pèle­rin, voyait était donc celle de l’idéologie de la main invi­sible d’un mar­ché auto­ré­gu­lé. Peter Knight décrit cette orien­ta­tion en termes assez clairs :

La véri­table signi­fi­ca­tion de l’argument de Pop­per dans La socié­té ouverte […] est qu’il n’existe pas de voie médiane entre une accep­ta­tion ration­nelle du néo­li­bé­ra­lisme et de la main coor­di­na­trice des mar­chés capi­ta­listes d’une part, et un atta­che­ment irra­tion­nel et ata­vique aux théo­ries du com­plot d’autre part. (Knight, 2021, p. 200)

Il semble évident dès lors que la fonc­tion du « cli­ché qui arrête la pen­sée » est déjà inhé­rente au concept même de « théo­rie du com­plot ». Dans cette mesure, et mal­gré sa for­mu­la­tion en termes de théo­rie de la connais­sance, le concept de théo­rie du com­plot fait par­tie de ces tech­niques dis­ci­pli­naires de ces ordres dis­cur­sifs qui dis­qua­li­fient les cri­tiques en tant qu’adversaires ou enne­mis, et les excluent d’avance de toute dis­cus­sion : ou bien l’on accepte tous les termes du nou­veau libé­ra­lisme, ou bien l’on se situe du côté de l’anti-démocratie. Ain­si, la socié­té ouverte du nou­veau libé­ra­lisme se pré­sente d’emblée comme un nou­vel auto­ri­ta­risme ; un auto­ri­ta­risme de la « liber­té » qui s’oppose à l’autoritarisme des grands totalitarismes.

(Dans ce contexte, voir éga­le­ment Conspi­ra­tions, délires et véri­té.)

Bibliographie

Agas­si, J. (1991). Pop­pers Demar­ca­tion of Science Refu­ted. Metho­do­lo­gy and Science, 24, 1‑7.

Bar­kun, M. (2013). A Culture of Conspi­ra­cy : Apo­ca­lyp­tic Visions in Contem­po­ra­ry Ame­ri­ca (Second Edi­tion). Uni­ver­si­ty of Cali­for­nia Press.

But­ter, M. (2014). Plots, Desi­gns, and Schemes : Ame­ri­can Conspi­ra­cy Theo­ries from the Puri­tans to the Present. In Plots, Desi­gns, and Schemes. De Gruyter.

Clad­well, B. (2006). Pop­per and Hayek : Who Influen­ced Whom ? In I. Jar­vie, K. Mil­ford, & D. Mil­ler (Hrsg.), Karl Pop­per : A Cen­te­na­ry Assess­ment : Life and Times, and Values in a World of Facts (S. 111 – 124). Routledge.

Denord, F. (2002). Le pro­phète, le pèle­rin et le mis­sion­naire. La cir­cu­la­tion inter­na­tio­nale du néo-libé­ra­lisme et ses acteurs. Actes de la recherche en sciences sociales, 145(5), 9 – 20.

Evans, R. J. (2021). Das Dritte Reich und seine Ver­schwö­rung­stheo­rien : Wer sie in die Welt gesetzt hat und wem sie nut­zen – von den „Pro­to­kol­len der Wei­sen von Zion“ bis zu Hit­lers Flucht aus dem Bun­ker (K.-D. Schmidt, Übers.; 1. Auflage). Deutsche Verlags-Anstalt.

Groh, D. (1987). The Temp­ta­tion of Conspi­ra­cy Theo­ry, or : Why Do Bad Things Hap­pen to Good People ? Part II : Case Stu­dies. In C. F. Grau­mann & S. Mos­co­vi­ci (Hrsg.), Chan­ging Concep­tions of Conspi­ra­cy (S. 15 – 37). Springer.

Hans­son, S. O. (2006). Fal­si­fi­ca­tio­nism Fal­si­fied. Foun­da­tions of Science, 11(3), 275‑286.

Hof­stad­ter, R. (1996). The Para­noid Style in Ame­ri­can Poli­tics and Other Essays (Reprint Edi­tion). Har­vard Uni­ver­si­ty Press.

Knight, P. (2021). Conspi­ra­cy, Com­pli­ci­ty, Cri­tique. Sym­ploke, 29(1), 197 – 215.

Lif­ton, R. J. (1989). Thought Reform and the Psy­cho­lo­gy of Tota­lism : A Stu­dy of „Brain­wa­shing“ in Chi­na. Uni­ver­si­ty of North Caro­li­na Press.

McKen­zie-McHarg, A., & Fred­heim, R. (2017). Cock-ups and slap-downs : A quan­ti­ta­tive ana­ly­sis of conspi­ra­cy rhe­to­ric in the Bri­tish Par­lia­ment 1916 – 2015. His­to­ri­cal Methods : A Jour­nal of Quan­ti­ta­tive and Inter­dis­ci­pli­na­ry His­to­ry, 50(3), 156 – 169.

Pig­den, C. (1995). Pop­per Revi­si­ted, or What Is Wrong With Conspi­ra­cy Theo­ries ? Phi­lo­so­phy of the Social Sciences, 25(1), 3 – 34.

Pola­nyi, K. (2008). Öko­no­mie und Gesell­schaft (2. Aufl). Suhr­kamp Taschen­buch Verlag

Pola­nyi, K. (2001). The Great Trans­for­ma­tion : The poli­ti­cal and eco­no­mic Ori­gins of our Time (2nd Bea­con Paper­back ed). Bea­con Press.

Pop­per, K. R. (1965). Pro­gnose und Pro­phe­tie in den Sozial­wis­sen­schaf­ten. In Logik der Sozial­wis­sen­schaf­tenKöln (Ernst Topitsch, S. 113 – 125). Kie­pen­heuer & Witsch Verlag.

Pop­per, K. R. (2002a). Conjec­tures and Refu­ta­tions : The Growth of Scien­ti­fic Know­ledge. Rout­ledge.

Pop­per, K. R. (1974). Objek­tive Erkennt­nis : Ein evo­lu­tionä­rer Ent­wurf (H. Vet­ter, Übers.; 2. Aufl., 6. – 10. Tsd). Hoff­mann u. Campe.

Pop­per, K. R. (2002b). The Pover­ty of His­to­ri­cism. Rout­ledge Classics.

Pop­per, K. R. (2008). The Open Socie­ty and its Ene­mies (Repr). Routledge.

Thal­mann, K. (2019). The Stig­ma­ti­za­tion of Conspi­ra­cy Theo­ry since the 1950s : „A Plot to Make us look Foo­lish“. Rout­ledge, Tay­lor & Fran­cis Group.

Ver­fas­sung­sschutz Ber­lin. (2020). Ver­fas­sung­sschutz­be­richt 2020. https://​www​.ber​lin​.de/​s​e​n​/​i​n​n​e​r​e​s​/​v​e​r​f​a​s​s​u​n​g​s​s​c​h​u​t​z​/​p​u​b​l​i​k​a​t​i​o​n​e​n​/​v​e​r​f​a​s​s​u​n​g​s​s​c​h​u​t​z​b​e​r​i​c​h​t​e​/​v​e​r​f​a​s​s​u​n​g​s​s​c​h​u​t​z​b​e​r​i​c​h​t​-​2​0​2​0​.​pdf

Wal­ton, D. (1996). The Straw Man Fal­la­cy. In J. F. A. K. van Ben­them, R. Groo­ten­dorst, & F. Velt­man (Hrsg.), Logic and Argu­men­ta­tion (S. 115 – 128). North-Holland.

Notes

  1. Lif­ton défi­nit le tota­lisme idéo­lo­gique de la manière sui­vante : « Par cette for­mu­la­tion mal­adroite, je veux sou­li­gner la ren­contre d’une idéo­lo­gie déme­su­rée avec des traits de carac­tère indi­vi­duels tout aus­si déme­su­rés – une ren­contre extré­miste d’hommes et d’idées. » ↩︎
  2. Bun­des­zen­trale für poli­tische Bil­dung. Théo­ries du com­plot. bpb​.de. Consul­té le 25 juin 2022, par https://​www​.bpb​.de/​k​u​r​z​-​k​n​a​p​p​/​l​e​x​i​k​a​/​l​e​x​i​k​o​n​-​i​n​-​e​i​n​f​a​c​h​e​r​-​s​p​r​a​c​h​e​/​3​1​2​7​8​1​/​v​e​r​s​c​h​w​o​e​r​u​n​g​s​t​h​e​o​r​i​en/ ↩︎
  3. « « anglais », humo­ris­tique. Théo­rie selon laquelle l’explication la plus pro­bable de l’apparition d’un évé­ne­ment ou d’un phé­no­mène est une erreur ou une incom­pé­tence invo­lon­taire ; sou­vent oppo­sée à la « théo­rie du com­plot ». » (Oxford Dic­tio­na­ry) (Voir McKen­zie-McHarg & Fred­heim, 2017 ; Pig­den, 1995) ↩︎
  4. Les auteurs qui, en dehors de Marx et des mar­xistes vul­gaires, défendent un tel his­to­ri­cisme seraient, selon Pop­per, Hegel, John Stuart Mill et Auguste Compte, qui l’ont eux-mêmes emprun­té à Hésiode, Héra­clite et Pla­ton. Pop­per ne men­tionne nulle part des his­to­riens ou des socio­logues. ↩︎
  5. C’est pré­ci­sé­ment ce que semble envi­sa­ger Peter Knight lorsqu’il écrit : « Le pro­blème est donc […] de savoir com­ment par­ler de conspi­ra­tion sans pas­ser pour un conspi­ra­tion­niste. Plus pré­ci­sé­ment, nous pour­rions dire que la dif­fi­cul­té est d’imaginer, de repré­sen­ter et de légi­fé­rer sur des modes d’action col­lec­tifs qui ne sont ni le simple résul­tat d’une conspi­ra­tion, ni l’effet d’un sys­tème imper­son­nel et auto­ré­gu­lé. » (Knight, 2021, p. 207 – 208) ↩︎
  6. En 2006, le phi­lo­sophe des sciences sué­dois Sven Ole Hans­son a ana­ly­sé soixante-dix articles scien­ti­fiques de la revue Nature à la lumière des cri­tères scien­ti­fiques de Pop­per et a consta­té que seuls deux articles répon­daient aux cri­tères for­mels de scien­ti­fi­ci­té de Pop­per. (Hans­son, 2006) Seul l’un de ces deux articles a effec­ti­ve­ment mis en œuvre une fal­si­fi­ca­tion selon les cri­tères de Pop­per. On peut en tirer deux conclu­sions : soit l’é­cra­sante majo­ri­té de la recherche en sciences natu­relles est pseu­do-scien­ti­fique, soit les cri­tères de scien­ti­fi­ci­té de Pop­per ne rem­plissent pas leur objec­tif. Ce der­nier point a d’ailleurs été en par­tie recon­nu par Pop­per dans ses écrits ulté­rieurs, mal­heu­reu­se­ment moins connus. ↩︎
  7. « Cer­taines théo­ries vrai­ment véri­fiables, lorsqu’elles s’avèrent fausses, sont tou­jours main­te­nues par leurs admi­ra­teurs – par exemple en intro­dui­sant une hypo­thèse sup­plé­men­taire ad hoc ou en réin­ter­pré­tant la théo­rie de manière ad hoc pour qu’elle échappe à la réfu­ta­tion. » (Pop­per, 2002a, p. 48) ↩︎