
Une discussion critique
Les théories du complot n’ont pas toujours été qualifiées de fictions méprisant la vérité ou de désinformations menaçant la démocratie. Alors que les origines historiques de la notion de « théorie du complot » font encore l’objet de débats parmi les experts (voir Butter, 2014 ; Groh, 1987), il semble clair que jusque dans les années 50 du siècle dernier, les théories du complot étaient envisagées comme interprétations légitimes des événements sociaux.
Le basculement de l’évaluation des théories du complot vers la désinformation illégitime ou le « style paranoïaque » en politique (Hofstadter, 1996), commence au milieu des années 1950 et se durcit au cours des années 1960. A partir des années 1970, les complotistes sont enfin considérés comme « membres d’une frange paranoïaque et extrémiste de la société et de la politique ». (Thalmann, 2019, p. 28 – 31. Voir aussi Butter, 2014, p. 9, 284 et suiv.)
On pourrait affirmer qu’un pas de plus a été franchi dans cette optique depuis le début de la pandémie du Covid. L’idée de la théorie du complot s’est dépouillée de tout reste de signification pour devenir un simple « cliché qui arrête la pensée ». Celui qui, dans une discussion, peut accuser son interlocuteur de théorie du complot, peut disqualifier ce dernier en tant qu’interlocuteur, sans autre argument et ainsi mettre fin à la conversation de la manière la plus confortable.
La notion du « cliché qui arrête la pensée » a été conçue par le psychiatre américain Robert Jay Lifton. Dans ses analyses des méthodes de « réforme de la pensée » dans la Chine maoïste des années 50, Lifton explique cette technique du pouvoir de la manière suivante :
Le langage de l’environnement totaliste1 se caractérise par le cliché qui arrête la pensée. Les problèmes humains les plus vastes et les plus complexes sont comprimés dans des phrases courtes, très réduites, qui sonnent définitives, faciles à mémoriser et à exprimer. Celles-ci deviennent le début et la fin de toute analyse idéologique. (Lifton, 1989, p. 429)
Dans ce qui suit, je ne souhaite toutefois pas aborder la question de la théorie du complot en tant que cliché arrêtant la pensée. En tant telle, la théorie du complot ne serait qu’un exemple parmi d’autres. Je souhaite plutôt m’intéresser au concept de théorie du complot ; un concept qui précède son usage de cliché, mais qui l’apprête en même temps à cette fonction.
Les premières tentatives de conceptualisation de la théorie du complot remontent au philosophe autrichien Karl Popper (Thalmann, 2019, p. 10, 40 – 43) et, dans une moindre mesure, à son ami, l’économiste autrichien et prix Nobel d’économie, Friedrich August von Hayek.
Popper et Hayek n’étaient pas seulement liés par une amitié personnelle, mais aussi par une communauté de travail de longue date et par des convictions politiques et économiques communes. Bien qu’il existe des différences dans la pensée de Popper et de Hayek (à ce sujet voir Caldwell, 2019), tous deux étaient également cofondateurs de la Société du Mont-Pèlerin.
Ce contexte historique et politique s’avère important dans la conception de la théorie du complot. En effet, l’intention des membres du Mont Pèlerin était d’œuvrer, contre le collectivisme soviétique, contre toute forme d’économie planifiée, et pour l’extension mondiale d’un « nouveau libéralisme ».
La formulation précise de ce projet – le nouveau libéralisme – a été donnée en 1938 à Paris, lors du Colloque Walter Lippmann : le retour à l’ordre devait s’effectuer à l’aide d’États qui se tenait systématiquement à l’écart de toute activité économique (voir Denord, 2002, p. 10).
Pour le nouveau libéralisme, que Popper et Hayek défendaient avec l’idée de la « société ouverte », le fondement de la démocratie politique devait être garanti par un marché autorégulé. En tant que système complexe, pensaient Popper, Hayek et les autres membres de la Société du Mont Pèlerin, le marché est déterminé par des tendances propres et immanentes donnant lieu à un développement autonome. Ce développement n’est ni saisissable par des lois scientifiques, ni accessible à des planifications de politique économique.
Karl Polanyi, l’économiste et sociologue austro-hongrois qui avait également participé au Congrès Walter Lippmann à Paris, décrit le programme du nouveau libéralisme quelques années plus tard comme « fondamentalisme de marché ». Dans l’optique du nouveau libéralisme, l’économie constitue une « sphère institutionnellement séparée et spécifique au sein de la société » (Polanyi, 2008, p. 194) :
En fin de compte, le contrôle du système économique par le marché est donc d’une importance écrasante pour l’ensemble de l’organisation de la société : il ne signifie rien d’autre que le fonctionnement de la société comme un appendice du marché. Ce n’est plus l’économie qui est intégrée dans les relations sociales, mais les relations sociales qui sont intégrées dans le système économique. (Polanyi, 2001, p. 60)
Ce que j’aimerais montrer par la suite, c’est que les premières conceptions de la théorie du complot sont elles-mêmes ‘encastrées’ dans ce programme politique du nouveau libéralisme.
En effet, en raison de leurs convictions politiques, Popper et Hayek vont considérer les théories du complot comme des critiques inadmissibles de la nouvelle vision libérale du monde. Dans la lutte contre l’économie planifiée du bloc soviétique, on ne s’étonnera guère de voir figurer en premier plan, parmi les erreurs historicistes et complotistes, les critiques marxistes de l’autonomie du marché.
Le concept poppérien de « théorie du complot de la société » a une signification à la fois épistémologique et politique. D’un point de vue épistémologique, Popper veut montrer ce que les théories du complot apportent en termes d’explication des événements historiques et sociaux. Pas grand-chose, en fait. Car la réponse de Popper est que les théories du complot sont systématiquement et nécessairement fausses.
Allant plus loin, les théories du complot ne sont pas seulement fausses, elles sont également dangereuses d’un point de vue politique. Les théories du complot sont dangereuses parce qu’elles sont fondées sur la croyance que des individus ou des groupes isolés de personnes puissants peuvent impacter l’histoire, la société ou l’économie par leurs intentions.
En tant que telles, les théories du complot s’opposent donc aux principes fondamentaux du libéralisme de la société ouverte. L’idée qu’une société puisse être dirigée ou du moins influencée par des individus ou des groupes est, pour Popper (et Hayek), fondamentalement antidémocratique. Elle est la caractéristique même de la pensée totalitaire et de son interventionnisme politique, économique et social. Ainsi, toute tentative de planification économique générale ou d’ingénierie sociale porte la marque du totalitarisme. Seules les interventions fragmentaires, par à‑coups, pour limiter les dégâts, sont admissibles dans la démocratie de la société ouverte. La politique démocratique ne doit jamais dépasser les tentatives de limitation des dégâts, au risque de sombrer dans le totalitarisme.
Le concept de « théorie du complot » poppérien n’est donc pas seulement intéressante pour le tournant idéologique qu’elle apporte à l’appréciation des théories du complot. Elle l’est aussi parce jusqu’à ce jour, une grande partie de la recherche scientifique sur les théories du complot, de même que certaines prises de position institutionnelles à son égard, s’appuient sur les définitions et les argumentations de Popper.
Ainsi, Michael Barkun, professeur émérite de sciences politiques, caractérise la théorie du complot par le fait que, selon elle, rien dans le monde n’arrive par hasard : « Le complot implique un monde basé sur l’intentionnalité, d’où le hasard et l’aléatoire ont été éliminés. Tout ce qui arrive, arrive parce que c’est voulu. […] Tout est lié. […] C’est pourquoi le conspirationniste doit travailler dans un processus permanent d’association et de corrélation afin de saisir les liens cachés » (Barkun, 2013, p. 3 – 4).
Katharina Thalmann, professeur d’études américaines et spécialiste des théories du complot, cite également comme caractéristique fondamentale des théories du complot une « histoire qui a été façonnée et produite par l’homme » (en opposition à une histoire qui se produirait involontairement), ainsi que la négation de la « possibilité du hasard » : les conspirationnistes « évitent les explications structurelles et défendent plutôt l’idée que tout arrive pour une raison bien précise » (Thalmann, 2019, p. 2).
Le Centre Fédéral pour l’Éducation Politique (Bundeszentrale für politische Bildung) pense également dans cette optique : les théories du complot, peut-on y lire, se caractérisent par le fait que rien n’arrive par hasard, que tout a été planifié et que tout est lié.2
Il est également intéressant de constater que l’Office fédéral de protection de la Constitution de Berlin (le service de renseignement intérieur) caractérise les théories du complot par le fait qu’elles réduisent la complexité « et […] aident prétendument à comprendre et à pouvoir expliquer les « événements mondiaux » ». De plus, « une caractéristique structurelle des récits de complot est que derrière les « groupes puissants », les « tireurs de ficelles » et les « bénéficiaires » qui y sont décrits se trouvent la « côte est » ou des « financiers juifs » » (Verfassungsschutz Berlin, 2020, p. 19).
Avec ces définitions, on peut voir comment les experts et les critiques reprennent à leur compte aussi bien les traits fondamentaux, que la fonction discursive des notions de Popper et de Hayek attribuent à la théorie du complot. En même temps, on voit comment, à l’instar de Popper de de Hayek, les experts et critiques opposent parfois implicitement la vision libérale du monde de leurs prédécesseurs aux théories de la conspiration.
Dans ce qui suit, j’aimerais montrer comment Popper parvient, par une technique habile des définitions de la théorie du complot, à immuniser ses propres conceptions de l’histoire, de la société et de l’économie contre la critique en général, et contre la critique du capitalisme marxiste en particulier.
Popper, à la suite de Hans Albert, appelle « stratégie d’immunisation » une procédure qui permet de « toujours contourner les réfutations empiriques » (Popper, 1974, p. 43).
Le fait que la critique de la théorie du complot fonctionne elle-même comme une stratégie d’immunisation pour différentes convictions et présupposés non critiquables montre dans quelle mesure la fonction du « cliché arrêtant la pensée » est, dès le début, inhérente au concept même de théorie du complot. Cette fonction discursive ne vient donc pas se surajouter à la théorie du complot par la suite ; elle fait partie du concept même de théorie du complot dès le départ.
Dans les textes de Popper, on trouve depuis le milieu des années 40 trois analyses différentes de la théorie de la conspiration, que je voudrais présenter brièvement.
Première approche : la théorie du complot de la société ouverte
Dans le chapitre sur la méthode de Marx, dans le deuxième volume de la Société ouverte et ses ennemis (1945), Popper décrit la théorie du complot en la distinguant des objectifs et des démarches des sciences sociales. Selon Popper, la « théorie du complot de la société » représente l’exact opposé des sciences sociales (Popper, 2008, p. 104).
La théorie du complot, selon Popper, part de l’hypothèse erronée que tout ce qui se passe ou se produit dans une société, comme les guerres, le chômage, la pauvreté ou les pénuries, provient d’une intention directe d’individus puissants. La théorie du complot est donc une préfiguration de ce que Popper critique comme historicisme. L’historicisme repose, quant à lui, sur l’hypothèse que l’histoire se développe selon des lois semblables aux lois de la nature, et qu’il serait donc possible d’influencer l’histoire en connaissant ces lois.
Popper voit l’origine de la théorie de la conspiration dans la mythologie grecque. Celle-ci explique les événements du monde par les conspirations et les luttes de pouvoir des dieux de l’Olympe. L’« historicisme théologique » procède de la même manière, en ce que l’histoire du monde y est conçue comme la manifestation d’un plan divin. Plus encore que dans les théocraties grecque et romaine anciennes, où les luttes et les intrigues entre les dieux laissent du moins une certaine place au hasard et à l’imprévisibilité, l’histoire du salut judéo-chrétien semble déterminée par un plan divin général et universel.
Cependant, Popper (et Hayek) voit l’histoire réelle sous un jour totalement opposé. Cette perspective a été qualifiée avec humour de « cock-up theory of history« 3 , c’est-à-dire de théorie de l’histoire « bâclée ». Selon ce point de vue, les événements historiques et sociaux sont en principe et nécessairement toujours et de tout temps le résultat de conséquences involontaires. L’histoire ne se produit donc pas à partir d’intentions humaines, mais en dépit de celles-ci. Elle se produit comme une série d’effets secondaires inopinés, issus d’erreurs, d’échecs et d’incompétences. On pourrait ainsi affirmer que, selon Popper, la théorie de la conspiration représente le ‘négatif’ de l’histoire réelle et de la conception épistémologiquement correcte de l’histoire.
La théorie du complot est « la conception selon laquelle l’explication d’un phénomène social consiste à découvrir les hommes ou les groupes qui sont intéressés par l’apparition de ce phénomène (il s’agit parfois d’un intérêt caché qui doit d’abord être révélé) et qui ont planifié et conspiré pour le faire advenir. » (Popper, 2008, p. 104)
Avec son concept de théorie du complot, Popper ne veut toutefois pas affirmer qu’il n’existe pas de complots réels : « Au contraire, ce sont des phénomènes sociaux typiques. Ils prennent par exemple toujours de l’importance lorsque des personnes qui croient à la théorie du complot prennent le pouvoir. Et les personnes qui croient sincèrement savoir comment créer le paradis sur terre sont les plus enclines à adopter la théorie du complot et à participer à un contre-complot contre des conspirateurs inexistants ». (Popper, 2008, p. 105)
Popper reconnaît donc qu’il existe effectivement des complots, et qu’ils constituent même des événements typiques, bien que plutôt rares. Mais malgré cela, les théories portant ces complots sont toujours fausses. Comment se fait-il ?
Les théories du complot de l’histoire sont toujours fausses, car les complots réellement existants ne réussissent jamais complètement : « Les complotistes font rarement aboutir leur complot ».
Face à la complexité incompréhensible et insaisissable des phénomènes historiques et sociaux, Popper peut donc affirmer que « la vie sociale n’est pas seulement une épreuve de force entre groupes rivaux : elle agit dans un cadre plus ou moins résistant ou fragile d’institutions et de traditions, et elle génère – en dehors de toute contre-action consciente – de nombreuses réactions imprévues dans ce cadre, certaines d’entre elles étant peut-être même imprévisibles ». (Popper, 2008, p. 105)
Comme nous le verrons plus en détail, l’argument de Popper contre les théories du complot n’est toutefois lui-même ni empirique, ni scientifique. Il est formulé comme une stratégie d’immunisation, c’est-à-dire de telle manière que la « réfutation empirique peut toujours être contournée ».
Deuxième approche : la théorie du complot de la prévision et de la prophétie
Dans l’article « Pronostic et prophétie dans les sciences sociales »(Popper, 1965), publié en 1947, Popper développe encore plus clairement le concept de théorie du complot sur fond d’une représentation « simplifiée » du marxisme. Le marxisme doit cependant être considéré comme représentatif de l’historicisme en général, c’est-à-dire des vues du bloc de l’Est et de son économie planifiée.4 L’orientation politique de la critique poppérienne de la théorie du complot devient encore plus évidente dans cette deuxième conception. De même, l’imbrication de la théorie de la connaissance ‘scientifique’ et de ses convictions politiques sous-jacentes semble plus apparente.
L’historicisme, selon Popper, caractérise les pseudo-sciences sociales dont le but est de faire des prévisions scientifiques quant à l’histoire et à l’évolution de la société. Le marxisme représente la variante économique de cet historicisme. Popper reconnaît au marxisme le mérite de s’occuper des « problèmes sociaux urgents de notre époque », « du danger mortel dans lequel l’humanité s’est précipitée », et de vouloir « apporter une aide » (ibid., p. 114).
Mais à part cela, presque tout est faux dans le marxisme. En effet, selon Popper, le marxisme a la prétention d’être une science et d’appliquer ses prédictions scientifiques (ibid., p. 118) au développement d’une société meilleure. Pourtant, les prédictions du marxisme en particulier, et des sciences sociales historicistes en général, sont plus « proches de celles de l’Ancien Testament que de celles de la physique moderne » (ibid., p. 114). C’est pourquoi une politique marxiste conduit nécessairement au totalitarisme.
De ce fait, pense Popper, le marxisme, comme tout historicisme et comme les théories du complot, travaille avec toute une série de présupposés « simples » mais faux. Ces doctrines croient pouvoir établir des prédictions historiques et sociales de la même manière que l’astronomie est capable de calculer l’apparition d’éclipses.
Pour le marxisme, la tâche des sciences sociales serait donc la même que celle des sciences naturelles. La politique pourrait ainsi devenir une accompagnatrice de la science « en atténuant les « douleurs de l’accouchement » d’un monde meilleur. C’est précisément ce point de vue que la « société ouverte » du nouveau libéralisme doit éviter.
L’erreur fondamentale du marxisme ne réside pas seulement dans sa méthode, mais surtout dans la représentation erronée de son objet, c’est-à-dire dans l’hypothèse que l’histoire ou le développement social constitueraient, explique Popper, un « système stationnaire et cyclique ». Popper admet qu’il existe certes de tels systèmes cycliques dans l’histoire, comme « la naissance de nouvelles religions ou même de systèmes tyranniques » (ibid., p. 117). Mais ils ne déterminent pas l’histoire en général. Car dans l’histoire, « il y a des situations […] qui sont très différentes de tout ce qui s’est jamais passé auparavant ». (ibid. , p. 118)
En d’autres termes, l’historicisme, le marxisme et les théories du complot sont faux parce qu’ils reposent sur une conception erronée de la réalité. Et en conséquence, leurs méthodes de recherche et de pensée sont également fausses, car elles ne peuvent pas se saisir des événements réels de l’histoire.
La condition préalable à la critique de Popper repose donc à son tour sur une théorie préliminaire de l’histoire. Cependant, Popper ne semble considérer nulle part que sa théorie de l’histoire pourrait, à son tour, être falsifiable et même être falsifiée par une recherche historique empirique. Il faudrait penser que la théorie de l’histoire et de la société que soutient Popper n’est justement pas une hypothèse, une théorie scientifique, mais un reflet parfait de la nature même de l’histoire et de la société.
Dans « Pronostic et prophétie dans les sciences sociales, » Popper ne nie pas non plus l’existence de véritables complots. Mais ceux-ci ne sont pas fréquents et ne modifient pas le « caractère de la vie sociale ». Selon Popper, cela signifierait que s’il n’y avait effectivement plus de complots réels, cela ne changerait rien dans l’histoire ou pour les sciences sociales.
En effet, la « tâche principale des sciences sociales théoriques […] consiste à déterminer les répercussions sociales involontaires des actions humaines intentionnelles ». (En italique dans l’original, p. 120)
Ce qui semble intéressant, c’est que selon cette formulation, Popper n’exclut donc pas non plus que l’histoire repose en effet sur des intentions. Les sciences sociales et les théories du complot en viennent ainsi à se ressembler à une nuance près. Alors que toutes deux supposent que l’histoire repose sur des intentions humaines, les vraies sciences sociales partent du principe que ces intentions ne se réalisent jamais, tandis que les théories du complot supposent le contraire.
Cette distinction explique pourquoi, selon Popper, des « théories » aussi radicalement différentes que celles de la théologie ou celles des Protocoles des Sages de Sion se situent sur le même plan scientifique que les analyses critiques de l’économie des monopoles, du capitalisme ou de l’impérialisme. Seuls les théoriciens du complot s’imaginent que le marché pourrait lui-aussi être imprégné d’intérêts et de manipulations. Heureusement la théorie et la critique marxienne du capitalisme n’est pas scientifique et ne mérite donc pas qu’on s’y arrête.
Troisième approche : la théorie du complot des conjectures et réfutations
Dans Conjectures et réfutations, Popper aborde la question des sciences sociales et de la théorie du complot sous l’angle des traditions culturelles et scientifiques. Une fois de plus, la théorie du complot représente « l’exact contraire » de ce qui est censé constituer « l’essence » des sciences sociales (Popper, 2002a, p. 165). Et une fois de plus, la théorie de la conspiration est déterminée comme un détournement normatif des véritables objectifs des sciences sociales.
Ce qui est original dans cette troisième analyse, c’est l’exemple concret que Popper utilise pour étayer son argumentation. Que penser des théories du complot et de leur impact lorsque des conspirationnistes arrivent en effet au pouvoir ? Selon Popper, Hitler était l’un de ces conspirationnistes qui est arrivé au pouvoir. Hitler croyait aux Protocoles des Sages de Sion et tentait de combattre leur prétendue conspiration par sa véritable conspiration (ibid., p. 165).
Le complot d’Hitler pourrait-il donc devenir le contenu d’une théorie du complot falsifiable ? Comme l’intention du complot était à l’origine des décisions et des actions Hitler, serait-il légitime de penser qu’une théorie du complot hitlérien pourrait rendre compte de son impact sur l’histoire ? La réponse de Popper semble surprenante, mais elle reste parfaitement cohérente par rapport aux deux critiques précédentes : « Ce qui est intéressant, cependant, c’est qu’une telle théorie du complot ne se révèle jamais – ou ‘presque jamais’ – telle qu’elle est intentionnelle. » (Ibid. p. 166)
Ainsi, bien qu’il soit difficile d’affirmer que la contre-conspiration d’Hitler n’ait pas ou peu modifié le « caractère de la vie sociale », Popper maintient son affirmation. Car le complot d’Hitler ne s’est pas terminé comme il le souhaitait : Hitler a fini par perdre la guerre. Son complot ne s’est donc pas réalisé. Et de ce fait, il ne peut donc pas contribuer à expliquer la Seconde Guerre mondiale.
A la question non moins intéressante de savoir pourquoi le complot d’Hitler a échoué, Popper donne à la réponse théorique et principielle que nous connaissons : Hitler a échoué parce que « l’une des caractéristiques les plus frappantes de la vie sociale [est] que rien ne se passe comme prévu. Les choses évoluent toujours un peu différemment. » (Ibid. , p. 166) Qui douterait que dans la réalité, les choses aient tendance à toujours se présenter de manière un peu différente des intentions ? La recherche historique empirique sur les complots historiques en devient donc complètement superflue, ou ne parvient pas à dépasser le statut épistémologique de pseudo-science.
Les théories du complot ne peuvent pas contenir de vérité, car elles supposent que les complots peuvent être complètement réalisés. Seules les sciences sociales qui partent du principe que même les conspirations réelles, avec leurs conséquences les plus inouïes pour la vie sociale, ne réalisent jamais tout à fait ce qui était voulu par des dirigeants ou des groupes puissants, doivent être considérées comme scientifiques.
Ainsi, aussi vraie que puisse paraître une théorie de la conspiration et aussi justes que puissent être ses hypothèses, elle n’en est pas moins fausse, puisqu’elle méconnaît la nature réelle de l’histoire et de la société.
Une évaluation critique de la notion de théorie du complot de Popper
Résumons les arguments de Popper contre la théorie du complot. Selon la définition de Popper, une théorie historique ou sociologique est une théorie du complot si elle suppose que tout ce qui se passe correspond toujours aux intentions ou aux projets de dirigeants ou de groupes de personnes puissantes. De même, cette réalisation complète de toutes les intentions doit être immuable et valable pour tous les temps.
On voit comment Popper manie ici la logique des « énoncés universels » qui fondent également sa théorie scientifique. Un énoncé universel – « tous les cygnes sont blancs » – est considéré comme réfuté lorsqu’il existe un seul contre-exemple qui le contredit. Un seul cygne noir australien ou néo-zélandais réfute la théorie corroborée par l’observation des milliers de cygnes blancs de nos régions.
Popper résume ainsi la théorie du complot par un triple énoncé universel amplifié de manière presque absurde – tout se passe toujours et pour l’éternité comme prévu – nécessairement toujours réfuté.
Comme selon Popper, il n’existe rien dans le monde, y compris dans le monde physique des sciences naturelles, qui se passe toujours et pour toujours exactement comme on le souhaite ou comme on l’attend, toute théorie du complot doit donc être fausse par principe. Et même si la théorie du complot définie comme une triple affirmation universelle possédait toutefois un noyau de vérité ou même une vérité partielle, elle serait néanmoins fausse. Car Popper s’imagine qu’une théorie du complot ne peut exister que sous forme d’une triple affirmation universelle. En science, il serait interdit de penser en nuances.
Avec cette définition d’un déterminisme historique et social universel et illimité, tous les arguments contre les théories du complot sont déjà acquis. Même s’il y a effectivement des complots, tout dans le monde n’est pas provoqué par des complots, et ce qui pourrait tout de même être provoqué par un complot ne correspondrait jamais exactement aux intentions du complot.
Et même si l’on acceptait la triple condition de vérité poppérienne, on ne saurait jamais exactement où se situent les limites du succès. ? À quel moment et jusqu’à quel niveau de détail pourrait-on parler d’une réalisation parfaite d’une intention ? Ensuite, quelle serait la durée de telles réalisations parfaites ? Le fait que le feu que j’allumais dans ma cheminée s’éteigne, est-il une preuve que mon intention de chauffer la pièce ne contribue en rien à ce qui se passe dans la cheminée ? Il est donc facile de réfuter la théorie du complot avec des arguments ou des exemples ad hoc.
Dans ce cas, on pourrait tout de même se demander si une théorie du complot qui suppose un succès seulement partiel du complot ne pourrait pas correspondre à la définition d’une hypothèse explicative scientifique ?5
Là encore, Popper refuse la possibilité. Une théorie du complot en sciences sociales ne serait que pseudo-scientifique, car les conspirations n’ont en principe pas de conséquences sociales et historiques voulues.
Concrètement : l’attentat de Sarajevo, la légende du coup de poignard dans le dos, l’opération Ajax du coup d’État iranien, l’incident du Tonkin, l’affaire du Watergate, l’affaire Iran-Contra, le « mensonge de la couveuse » de la deuxième guerre du Golfe ou les armes de destruction massive de la troisième guerre du Golfe représentent peut-être des complots. Mais, il faudrait penser qu’il n’ont pas eu de conséquences comme complots. En effet, selon Popper, les guerres, les coups d’État ou les profonds bouleversements politiques qui en ont résulté ne devraient jamais être considérés que comme des conséquences involontaires de complots ayant au moins partiellement échoué. En ce sens, l’idée de complot, d’intentions politiques ou économiques n’apporte aucune explication et doit être totalement exclue des sciences sociales.
Tous les arguments que Popper avance contre la théorie du complot s’appliquent eo ipso aux interprétations théologiques et théocratiques du monde, à l’historicisme et au marxisme comme sa principale variante.
Vu sous cet angle, la démonstration de Popper porte tous les signes d’un argument de l’homme de paille : « Cette tactique fonctionne généralement en attribuant au répondant une position feinte qui n’est pas plausible et facile à réfuter, puis en montrant que la position feinte a une conséquence absurde ou inacceptable qui constitue une base suffisante pour la rejeter. » (Walton, 1996, p. 126)
De même, la technique d’argumentation de Popper s’apparente clairement à une stratégie d’immunisation : la fausseté de la théorie du complot ne provient pas d’une réfutation empirique, mais de la nature même de la chose – de la nature de l’histoire, de la société ou de l’économie. La fausseté de la théorie du complot est donnée avant toute falsification empirique.
Dans cette mesure, on peut également se demander si la théorie du complot est une théorie au sens poppérien du terme. Il y a des raisons de penser que non. Cependant, la théorie qui suppose correctement avoir et définitivement identifié la nature de l’histoire, de la société et de l’économie n’a pas besoin d’être falsifiée, car elle vraie de manière infalsifiable.
Ce problème n’est pas sans rappeler les défauts du critère de démarcation poppérien en sciences naturelles. En effet, même dans les sciences naturelles, le critère de démarcation du faillibilisme est à la fois trop restrictif – il exclut aussi bien la psychanalyse de Freud que la biologie de l’évolution de Darwin comme pseudo-scientifiques – et trop général (Agassi, 1991, p.2 : l’alchimie paracelsienne ou l’astrologie peuvent être formulées de manière faillibiliste et seraient, de ce fait, scientifiques6.
Pour que les critères de scientificité de Popper fonctionnent, ils nécessitent donc au préalable un certain nombre d’hypothèses ad hoc pour éviter les problèmes de leur restriction et de leur généralité. Pour cette raison, les critères de la scientificité ou même de la rationalité deviennent eux aussi des moyens aisés pour disqualifier des hypothèses ou des croyances inadmissibles.
La preuve par Popper de la fausseté nécessaire des théories du complot permet donc de tirer deux conclusions intéressantes : premièrement, il est possible de donner la forme d’un énoncé falsifiable aux hypothèses les plus absurdes pour le seul but de les rejeter (argument de l’homme de paille). Deuxièmement, l’exemple d’Hitler montre que le critère de délimitation de Popper peut être utilisé avec les intentions les plus contraires, dans avec le seul but de renforcer les propres convictions (hypothèse ad hoc7).
En forçant le trait, on pourrait donc affirmer que pour Popper, Hayek et les représentants du nouveau libéralisme, les théories du complot sont toujours fausses parce qu’elles doivent être fausses. Et elles doivent toujours être fausses, car elles risqueraient de remettre en question les hypothèses de base de la théorie économique et sociale du nouveau libéralisme. Le fait que ce dernier veuille s’imposer comme nouvel ordre mondial n’a évidemment rien de totalitaire. Ce sont, à l’inverse, les théoriciens du complot qui pensent et se comportent comme des hitlériens ou des staliniens, en menaçant les fondements hégémoniques de la « société ouverte ».
La seule alternative au totalitarisme que Popper, en tant que promoteur de la vision du monde de la Société du Mont Pèlerin, voyait était donc celle de l’idéologie de la main invisible d’un marché autorégulé. Peter Knight décrit cette orientation en termes assez clairs :
La véritable signification de l’argument de Popper dans La société ouverte […] est qu’il n’existe pas de voie médiane entre une acceptation rationnelle du néolibéralisme et de la main coordinatrice des marchés capitalistes d’une part, et un attachement irrationnel et atavique aux théories du complot d’autre part. (Knight, 2021, p. 200)
Il semble évident dès lors que la fonction du « cliché qui arrête la pensée » est déjà inhérente au concept même de « théorie du complot ». Dans cette mesure, et malgré sa formulation en termes de théorie de la connaissance, le concept de théorie du complot fait partie de ces techniques disciplinaires de ces ordres discursifs qui disqualifient les critiques en tant qu’adversaires ou ennemis, et les excluent d’avance de toute discussion : ou bien l’on accepte tous les termes du nouveau libéralisme, ou bien l’on se situe du côté de l’anti-démocratie. Ainsi, la société ouverte du nouveau libéralisme se présente d’emblée comme un nouvel autoritarisme ; un autoritarisme de la « liberté » qui s’oppose à l’autoritarisme des grands totalitarismes.
(Dans ce contexte, voir également Conspirations, délires et vérité.)
Bibliographie
Agassi, J. (1991). Poppers Demarcation of Science Refuted. Methodology and Science, 24, 1‑7.
Barkun, M. (2013). A Culture of Conspiracy : Apocalyptic Visions in Contemporary America (Second Edition). University of California Press.
Butter, M. (2014). Plots, Designs, and Schemes : American Conspiracy Theories from the Puritans to the Present. In Plots, Designs, and Schemes. De Gruyter.
Cladwell, B. (2006). Popper and Hayek : Who Influenced Whom ? In I. Jarvie, K. Milford, & D. Miller (Hrsg.), Karl Popper : A Centenary Assessment : Life and Times, and Values in a World of Facts (S. 111 – 124). Routledge.
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Notes
- Lifton définit le totalisme idéologique de la manière suivante : « Par cette formulation maladroite, je veux souligner la rencontre d’une idéologie démesurée avec des traits de caractère individuels tout aussi démesurés – une rencontre extrémiste d’hommes et d’idées. » ↩︎
- Bundeszentrale für politische Bildung. Théories du complot. bpb.de. Consulté le 25 juin 2022, par https://www.bpb.de/kurz-knapp/lexika/lexikon-in-einfacher-sprache/312781/verschwoerungstheorien/ ↩︎
- « « anglais », humoristique. Théorie selon laquelle l’explication la plus probable de l’apparition d’un événement ou d’un phénomène est une erreur ou une incompétence involontaire ; souvent opposée à la « théorie du complot ». » (Oxford Dictionary) (Voir McKenzie-McHarg & Fredheim, 2017 ; Pigden, 1995) ↩︎
- Les auteurs qui, en dehors de Marx et des marxistes vulgaires, défendent un tel historicisme seraient, selon Popper, Hegel, John Stuart Mill et Auguste Compte, qui l’ont eux-mêmes emprunté à Hésiode, Héraclite et Platon. Popper ne mentionne nulle part des historiens ou des sociologues. ↩︎
- C’est précisément ce que semble envisager Peter Knight lorsqu’il écrit : « Le problème est donc […] de savoir comment parler de conspiration sans passer pour un conspirationniste. Plus précisément, nous pourrions dire que la difficulté est d’imaginer, de représenter et de légiférer sur des modes d’action collectifs qui ne sont ni le simple résultat d’une conspiration, ni l’effet d’un système impersonnel et autorégulé. » (Knight, 2021, p. 207 – 208) ↩︎
- En 2006, le philosophe des sciences suédois Sven Ole Hansson a analysé soixante-dix articles scientifiques de la revue Nature à la lumière des critères scientifiques de Popper et a constaté que seuls deux articles répondaient aux critères formels de scientificité de Popper. (Hansson, 2006) Seul l’un de ces deux articles a effectivement mis en œuvre une falsification selon les critères de Popper. On peut en tirer deux conclusions : soit l’écrasante majorité de la recherche en sciences naturelles est pseudo-scientifique, soit les critères de scientificité de Popper ne remplissent pas leur objectif. Ce dernier point a d’ailleurs été en partie reconnu par Popper dans ses écrits ultérieurs, malheureusement moins connus. ↩︎
- « Certaines théories vraiment vérifiables, lorsqu’elles s’avèrent fausses, sont toujours maintenues par leurs admirateurs – par exemple en introduisant une hypothèse supplémentaire ad hoc ou en réinterprétant la théorie de manière ad hoc pour qu’elle échappe à la réfutation. » (Popper, 2002a, p. 48) ↩︎