Le spectre du totalitarisme inversé

In short, libe­ra­lism plays while power deals ; it is concer­ned most­ly with legi­ti­ma­ting itself while its norms and forms of power cor­rupt even its own mil­dest pro­mises of fair­ness, pri­va­cy, poli­ti­cal equa­li­ty, par­ti­ci­pa­tion. (Brown, 2007)

Résu­mé : En 2008, Shel­don Wolin pro­po­sait une réflexion sur les chan­ge­ments poli­tiques que les États-Unis ont connus après les atten­tats de sep­tembre 2001 à New-York. Wolin décrit le mélange de poli­tique sécu­ri­taire et d’économisation d’un État aux ambi­tions impé­riales comme « tota­li­ta­risme inver­sé ». Alors que le diag­nos­tic de Wolin res­semble aux ana­lyses de la post-démo­cra­tie par Colin Crouch, elles s’étayent sur une notion radi­cale du poli­tique qui situe le poli­tique dans les moments fugi­tifs d’une révo­lu­tion de la vie collective.

Après les atten­tats du 11 sep­tembre, les États-Unis entre­prirent, sous la pré­si­dence de G.W. Bush, de chan­ger pro­fon­dé­ment le sys­tème poli­tique amé­ri­cain. Sur le plan poli­tique et ins­ti­tu­tion­nel, ce chan­ge­ment met­tait en œuvre une exten­sion impor­tante du pou­voir exé­cu­tif aux dépens de la sépa­ra­tion des pou­voirs et aux dépens de la popu­la­tion. Ces chan­ge­ments entrai­nèrent un pro­fond rema­nie­ment de la doc­trine des « checks and balances ».

Avec le Patriot Act de 2001, le gou­ver­ne­ment Bush s’accordait, entre autres, des droits de sur­veillance élec­tro­nique inouïs, autant de la popu­la­tion natio­nale, que de toute per­sonne d’intérêt à l’étranger. Ces mesures avaient comme consé­quence, ou peut-être même comme but la res­tric­tion des droits à la défense, au res­pect de la vie pri­vée et à la liber­té d’expression.

Loin de se limi­ter aux seuls États-Unis, la sur­veillance et l’in­ter­ven­tion peu ou pas règle­men­tées étaient conçues pour être inter­na­tio­nales, et donc déta­chées de tout droit inter­na­tio­nal en matière de col­lec­tion de don­nées ou d’interventions.

Si le Patriot Act consti­tue le ver­sant le plus connu de la « guerre contre le ter­ro­risme », il ne repré­sen­ta pour­tant pas la seule ten­ta­tive d’empiéter sur les droits et liber­tés fon­da­men­taux. Dès 2005, il fut secon­dé par le pro­gramme Total Infor­ma­tion Awa­re­ness, puis sui­vi par le Patriot Act II qui pré­voyait déjà de consti­tuer « une banque de don­nées géné­tiques d’individus sus­pects, les­quels pou­vaient être abso­lu­ment n’importe qui puisque l’administration pou­vait y faire figu­rer des per­sonnes soup­çon­nées d’« asso­cia­tion » avec d’autres per­sonnes elles-mêmes « soup­çon­nées » de ter­ro­risme. » (Sidel, 2006, 27)

De même, l’État amé­ri­cain s’accordait le droit de déte­nir toute per­sonne sur simple soup­çon de ter­ro­risme. Le concept du ter­ro­risme ayant été élar­gi pour impli­quer la pos­si­bi­li­té de tout « actes vio­lents ou dan­ge­reux pour la vie humaine ». (ibid.)

Bien que remis en ques­tion pour leur carac­tère anti­cons­ti­tu­tion­nel, et pour leur « mise à rude épreuve » des droits de l’homme et du droit inter­na­tio­nal (Jones & Howard-Hass­mann, 2006, 68), ces mesures n’ont ces­sé d’être recon­duites jusqu’en 2020.

Et les pays euro­péens n’ont pas hési­té à s’accaparer ce modèle poli­tique poli­tique de la « guerre contre le ter­ro­risme » grâce à la notion et sur­tout la pra­tique de l’« état d’urgence » (Voir Hen­nette Vau­chez, 2022). Le ter­ro­risme n’était, bien évi­dem­ment, qu’une option par­mi d’autres pour ins­tru­men­ta­li­ser les états d’exception.

Avec sa logique de la lutte contre un enne­mi exté­rieur et sur­tout inté­rieur, les diverses « luttes » ou « guerres » d’auto-défense de l’État finissent ain­si par mettre en place des règle­ments de pré­ven­tion sécu­ri­taires et répres­sifs à la limite de l’arbitraire.

Pour prendre l’exemple fran­çais : du 14 novembre 2015 au 1ᵉʳ novembre 2017, « plus de 10 000 mesures admi­nis­tra­tives ont été prises, par­mi les­quelles 4 444 per­qui­si­tions admi­nis­tra­tives, 754 arrê­tés d’assignation à rési­dence, 656 inter­dic­tions de séjour, 59 zones de pro­tec­tion et de sécu­ri­té (ZPS), 39 inter­dic­tions de mani­fes­ter, 29 fer­me­tures de salles ou débits de bois­son, 6 remises d’arme et 5 229 arrê­tés auto­ri­sant des contrôles d’identité, fouilles de bagages et de véhi­cules » (Vau­chez et al. 2018).

Retour aux États-Unis : huit ans après la mise en place du Patriot Act, en 2008, le poli­tiste amé­ri­cain Shel­don Wolin pro­po­sait une lec­ture poli­tique des consé­quences de la « guerre contre le ter­ro­risme ». Si son inter­pré­ta­tion visait en pre­mier lieu les États-Unis de G. W. Bush, nous pou­vons recon­naître sans hési­ta­tion qu’elle a fini par s’appliquer tout aus­si bien à l’Europe.

Le concept cen­tral de l’analyse de Wolin est celui du « tota­li­ta­risme » inver­sé. Il va sans dire que la notion de tota­li­ta­risme risque d’être aus­si poly­sé­mique, aus­si contes­tée et séman­ti­que­ment aus­si usée que celle de la démo­cra­tie. Tenons-nous en, pour évi­ter l’interminable dis­cus­sion sur les carac­té­ris­tiques prin­ci­pales du tota­li­ta­risme ou de la démo­cra­tie, aux défi­ni­tions qu’en four­nit Wolin lui-même.

La démocratie

Par­tons d’une notion assez simple et sché­ma­tique chez Wolin, qui pour­ra ser­vir de contraste aux chan­ge­ments qu’il s’agira de conce­voir. Une ver­sion sim­pli­fiée de l’idée de la repré­sen­ta­tion poli­tique fera l’affaire, tout en sachant que Wolin a déve­lop­pé une notion bien plus réflé­chie et com­plexe de la démocratie.

La concep­tion tra­di­tion­nelle de la démo­cra­tie est qu’il s’a­git d’un sys­tème par lequel les citoyens délèguent le pou­voir au gou­ver­ne­ment, ce der­nier ne dis­po­sant donc que des pou­voirs qui lui sont délé­gués. (Ibid., 43)

L’on pour­rait com­plé­ter le tableau pro­po­sé par les 4 prin­cipes idéal­ty­piques du gou­ver­ne­ment repré­sen­ta­tif de Ber­nard Manin : les diri­geants démo­cra­tiques sont élus à inter­valles régu­liers, mal­gré cette élec­tion, ils pré­servent une cer­taine indé­pen­dance déci­sion­nelle des élec­teurs, alors que les gou­ver­nés ont le droit de s’exprimer libre­ment, notam­ment en matière de choix et de déci­sions poli­tiques et les déci­sions gou­ver­ne­men­tales sont sou­mises à des débats publics. (Voir Manin, 2012, 17 – 18)

Le prin­cipe de la repré­sen­ta­tion sup­pose donc une popu­la­tion qui, d’une part, com­prenne les déci­sions poli­tiques, qui soit infor­mée de ces déci­sions et de leurs rai­sons et qui, idéa­le­ment, inter­vienne acti­ve­ment dans le débat public. C’est aus­si ce que Wolin en retient :

Dans un sys­tème véri­ta­ble­ment démo­cra­tique, par oppo­si­tion à un sys­tème pseu­do-démo­cra­tique dans lequel on demande à un « échan­tillon repré­sen­ta­tif » de la popu­la­tion s’il « approuve » ou « désap­prouve », les citoyens seraient consi­dé­rés comme des agents par­ti­ci­pant acti­ve­ment à l’exer­cice du pou­voir et contri­buant à l’o­rien­ta­tion des poli­tiques. Au lieu de cela, les citoyens res­semblent davan­tage à des « patients » qui, selon la défi­ni­tion du dic­tion­naire, « sup­portent ou endurent (un mal quel­conque) avec sang-froid ; souffrent long­temps ou sont indul­gents. » (Wolin, 2008, 60)

Une pre­mière ligne de démar­ca­tion entre la démo­cra­tie et la non-démo­cra­tie se des­sine donc sur le plan du peuple : une démo­cra­tie au sens plein du terme, même dans sa ver­sion la plus simple, implique une popu­la­tion infor­mée et active.

Le totalitarisme

Qu’en est-il alors du tota­li­ta­risme ? Sans sur­prise, le tota­li­ta­risme inverse l’ordre démocratique :

Avant tout, il s’a­git de la ten­ta­tive de réa­li­ser une concep­tion idéo­lo­gique et idéa­li­sée d’une socié­té comme un tout sys­té­ma­ti­que­ment ordon­né, où les « par­ties » (famille, églises, édu­ca­tion, vie intel­lec­tuelle et cultu­relle, éco­no­mie, loi­sirs, poli­tique, bureau­cra­tie d’É­tat) sont coor­don­nées de façon pré­mé­di­tée, voire par la force si néces­saire, pour sou­te­nir et pro­mou­voir les objec­tifs du régime. La for­mu­la­tion de ces objec­tifs est mono­po­li­sée par les diri­geants. (Ibid, 46)

Inver­sion donc de l’orientation du pou­voir : dans le tota­li­ta­risme, les gou­ver­nants béné­fi­cient d’une indé­pen­dance qua­si par­faite de la popu­la­tion. Le gou­ver­ne­ment devient auto­ri­taire au sens le plus radical :

Dans les régimes tota­li­taires clas­siques, on par­tait du prin­cipe que le pou­voir total exi­geait que l’en­semble des ins­ti­tu­tions, des pra­tiques et des croyances de la socié­té soient dic­tées d’en haut et coor­don­nées (gleich­ges­chal­tet), que le pou­voir total ne pou­vait être atteint que par le contrôle de tout depuis le som­met. (Ibid.)

Les diri­geants ne sont pas élus, ils se font plé­bis­ci­ter, tout au plus, et les gou­ver­nés ne dis­cutent pas de leurs déci­sions poli­tiques qui pénètrent jusqu’aux moindres recoins des ins­ti­tu­tions et de la vie privée.

Les sys­tèmes tota­li­taires du ving­tième siècle aspi­raient à un contrôle total de tous les aspects de la socié­té et à l’é­li­mi­na­tion ou à la neu­tra­li­sa­tion de toute forme d’op­po­si­tion pos­sible. … En pra­tique, le contrôle s’é­ten­dait à la vie fami­liale et à la repro­duc­tion, à l’é­du­ca­tion, à l’é­co­no­mie, à toutes les formes d’ex­pres­sion cultu­relle, aux tri­bu­naux, à la bureau­cra­tie et à l’ar­mée. (Ibid., 55)

Bien évi­dem­ment, aucun sys­tème tota­li­taire n’a jamais réus­si à mener jusqu’à bout ce type de pou­voir, mais ce n’est pas faute d’avoir essayé.

Quelle inversion ?

Si l’on pou­vait dire que d’une cer­taine manière, le tota­li­ta­risme inverse le régime démo­cra­tique, le « tota­li­ta­risme inver­sé » inverse le tota­li­ta­risme et la démo­cra­tie en même temps. Quelles sont ces inver­sions que Wolin voit à l’oeuvre ?

La pre­mière tient au fait que le régime du tota­li­ta­risme inver­sé ne se pré­sente pas comme tel. Un régime peut paraître comme non-tota­li­taire et même comme démo­cra­tique, s’affirmer comme tel, et pour­tant por­ter un cer­tain nombre de traits carac­té­ris­tiques du totalitarisme.

Contrai­re­ment aux régimes tota­li­taires clas­siques qui ne per­daient aucune occa­sion de mettre en scène et d’in­sis­ter sur une trans­for­ma­tion radi­cale qui éra­di­quait vir­tuel­le­ment toutes les traces du sys­tème pré­cé­dent, le tota­li­ta­risme inver­sé est appa­ru de manière imper­cep­tible, non pré­mé­di­tée et dans une conti­nui­té appa­rem­ment inin­ter­rom­pue avec les tra­di­tions poli­tiques de la nation. (Ibid., 45 – 46)

L’inversion à laquelle pense Wolin est donc subrep­tice et masquée :

Il y a inver­sion lors­qu’un sys­tème, tel que la démo­cra­tie, pro­duit un cer­tain nombre d’ac­tions signi­fi­ca­tives ordi­nai­re­ment asso­ciées à son anti­thèse : par exemple, lorsque le chef de l’exé­cu­tif élu peut empri­son­ner un accu­sé sans pro­cé­dure régu­lière et sanc­tion­ner l’u­sage de la tor­ture tout en ins­trui­sant la nation sur le carac­tère sacré de la règle de droit. Le nou­veau sys­tème, le tota­li­ta­risme inver­sé, est un sys­tème qui pré­tend être le contraire de ce qu’il est en réa­li­té. (Ibid. 46)

La pré­ten­tion du contraire ne se conçoit pour­tant pas comme simple men­songe, ou comme trom­pe­rie banale. Ce n’est pas un cas tri­vial du ‘dire une chose … et faire le contraire’. Ce que la seconde Guerre du Golfe a sur­tout mon­tré, c’est qu’un pré­sident, ou un gou­ver­ne­ment peuvent mettre en oeuvre une guerre d’invasion, illé­gale sur le plan du droit inter­na­tio­nal, avec un men­songe connu et recon­nu comme tel. Autre­ment dit : un gou­ver­ne­ment peut oeu­vrer à réa­li­ser un crime qui coûte des cen­taines mil­liers de vies avec comme seule légi­ti­mi­té offi­cielle un men­songe connu et recon­nu comme tel.

Il ne suf­fi­ra donc pas de repro­cher au dis­cours du pou­voir de trom­per, ou de cacher son jeu, de pré­tendre être ou annon­cer autre chose que ce qu’il fait en réa­li­té : il ne cache ni son jeu, ni sa trom­pe­rie. Au contraire, la Guerre de l’Irak a mon­tré qu’un pou­voir est à même de men­tir, tout en sachant que ce men­songe est connu comme tel, et pas­se­ra sans consé­quences mal­gré ce fait. C’est dire que le pou­voir dont parle Wolin n’a même plus vrai­ment besoin de légi­ti­mi­té ou de jus­ti­fi­ca­tions autres que l’instrumentalisation du dan­ger et de la peur.

Dans « Ce que l’action révo­lu­tion­naire signi­fie aujourd’hui » (Wolin, 2016, p. 374 – 75) Wolin explique ce phé­no­mène dans le contexte de la cor­rup­tion poli­tique. Les groupes domi­nants de l’économie poli­tique, écrit Wolin, sont deve­nus tel­le­ment confiants qu’ils affirment ouver­te­ment le pou­voir de l’argent dans le contexte de la poli­tique. De leur point de vue, il est impor­tant que les citoyens dépo­li­ti­sés ne com­prennent pas seule­ment dans quelle mesure l’argent déter­mine le pou­voir, mais quelles sont les for­mi­dables sommes requises pour inter­ve­nir politiquement.

Le « totalitarisme inversé »

Le terme de « tota­li­ta­risme inver­sé » peut paraître trom­peur, et l’on serait cer­tai­ne­ment en droit de dis­cu­ter de l’usage d’un concept aus­si lour­de­ment char­gé de signi­fi­ca­tions et de réfé­rences. Parce que quand bien même, le tota­li­ta­risme inver­sé ne relève tout d’abord pas du tota­li­ta­risme, à pro­pre­ment par­ler, il n’en main­tient pas moins la déter­mi­na­tion néga­tive. Par « tota­li­ta­risme inver­sé », Wolin entend dési­gner un sys­tème poli­tique ori­gi­nal, qui ne relève ni de la démo­cra­tie, ni du totalitarisme :

En inven­tant le terme « tota­li­ta­risme inver­sé », j’ai plu­tôt essayé de trou­ver un nom pour un nou­veau type de sys­tème poli­tique, appa­rem­ment diri­gé par des pou­voirs tota­li­sa­teurs abs­traits, et non par un pou­voir per­son­nel, qui réus­sit en encou­ra­geant le désen­ga­ge­ment poli­tique plu­tôt que la mobi­li­sa­tion de masse, qui s’ap­puie davan­tage sur les médias « pri­vés » que sur les agences publiques pour dif­fu­ser une pro­pa­gande ren­for­çant la ver­sion offi­cielle des évé­ne­ments. (Ibid., 44)

Il fau­dra donc dis­tin­guer le « tota­li­ta­risme inver­sé » du tota­li­ta­risme à pro­pre­ment par­ler, dont en fin de compte il ne retient presque plus que le nom :

Le tota­li­ta­risme inver­sé fonc­tionne dif­fé­rem­ment. Il reflète la croyance selon laquelle le monde peut être modi­fié pour s’ac­cor­der avec une gamme limi­tée d’ob­jec­tifs, tels que la garan­tie que ses propres besoins éner­gé­tiques seront satis­faits, que des « mar­chés libres » seront éta­blis, que la supré­ma­tie mili­taire sera main­te­nue et que des « régimes amis » seront en place dans les par­ties du monde consi­dé­rées comme vitales pour sa propre sécu­ri­té et ses besoins éco­no­miques. Le tota­li­ta­risme inver­sé clai­ronne éga­le­ment la cause de la démo­cra­tie dans le monde. (Ibid., 52)

Contrai­re­ment au tota­li­ta­risme fas­ciste, nazi ou sovié­tique, le « tota­li­ta­risme inver­sé » (ver­sion auto­ri­taire assu­mée du néo­li­bé­ra­lisme) per­mute le rap­port de pou­voir entre le poli­tique et l’économique. Ici, ce n’est pas le pou­voir poli­tique qui légi­fère « du haut vers le bas », qui cadre ou déter­mine le sys­tème éco­no­mique, mais c’est le capi­ta­lisme mono­po­lis­tique qui dirige le politique :

Le tota­li­ta­risme inver­sé marque un moment poli­tique où le pou­voir des entre­prises cesse fina­le­ment d’être iden­ti­fié comme un phé­no­mène pure­ment éco­no­mique, confi­né prin­ci­pa­le­ment au domaine natio­nal de l›« entre­prise pri­vée », pour évo­luer vers un copar­te­na­riat mon­dia­li­sé avec l’É­tat : une double trans­mu­ta­tion, de l’en­tre­prise et de l’É­tat. (Ibid., 238)

Dans ce même contexte, la tech­nique média­tique du mar­ke­ting a été récu­pé­rée par et adap­tée à la com­mu­ni­ca­tion poli­tique. Si bien que le dis­cours poli­tique, homo­gé­néi­sé avec le dis­cours média­tique, est apprê­té par des experts pour ser­vir aux inté­rêts par­ti­cu­liers des grandes entre­prises poli­ti­que­ment actives : « la dégra­da­tion du dia­logue poli­tique pro­mue par les médias est la base du sys­tème, et non une excrois­sance de celui-ci » (Ibid., 287)

Par­tant de ces défi­ni­tions, il est dif­fi­cile de ne pas pen­ser au concept de « post-démo­cra­tie » de Colin Crouch. J’y revien­drai. Obser­vons déjà que ce qui dis­tingue les ana­lyses de Wolin de celles de Crouch, c’est la place émi­nente qu’y occupe l’industrie de la guerre, comme indus­trie por­teuse de l’État amé­ri­cain impé­ria­liste. Ain­si, le pre­mier moteur de l’économie et le pre­mier moteur du pou­voir de l’État cette éco­no­mie de guerre, où le pri­vé et le public s’enchevêtrement de la manière la plus naturelle :

Cette éco­no­mie est deve­nue de plus en plus le moyen de fabri­quer le pou­voir de l’É­tat, plu­tôt que des biens et des ser­vices. Ses pro­duits, qu’il s’a­gisse d’ar­me­ments, de haute tech­no­lo­gie ou d’a­li­ments issus de l’a­gro-indus­trie, sont essen­tiel­le­ment des comp­toirs des­ti­nés à être uti­li­sés pour obte­nir des avan­tages sur le mar­ché poli­tique de l’é­co­no­mie inter­na­tio­nale du pou­voir. Ain­si, l’é­co­no­mie natio­nale pro­duit des formes de pou­voir qui, par leur nature et leur concep­tion, ne peuvent être uti­li­sées que par l’É­tat – l’É­tat dont le sym­bole est le Penta­gone, où les repré­sen­tants « publics » et « pri­vés » mêlent leurs iden­ti­tés et alternent leurs emplois. (Wolin, 2016, 379)

C’est dans ce sens, que l’allusion aux formes his­to­riques du tota­li­ta­risme peut gar­der tout son sens. Même si le régime semble démo­cra­tique, reven­dique la démo­cra­tie et n’exerce pas sys­té­ma­ti­que­ment la ter­reur contre la propre popu­la­tion, toutes les ins­ti­tu­tions, tous les res­sorts de la poli­tique sont « coor­don­nées de façon pré­mé­di­tée […] pour sou­te­nir et pro­mou­voir les objec­tifs du régime », si néces­saire au moyen de la neu­tra­li­sa­tion de toute forme d’opposition.

L’entente des classes

L’un des aspects les plus inté­res­sants de l’inversion du tota­li­ta­risme envi­sa­gé par Wolin consiste dans la nou­velle fonc­tion du peuple et dans le rap­port du peuple à ses repré­sen­tants poli­tiques. Contrai­re­ment à l’idée de la repré­sen­ta­tion poli­tique du peuple, les déci­deurs poli­tiques en viennent à repré­sen­ter plus direc­te­ment un inté­rêt com­mun, défi­ni sans pas­sage par la déli­bé­ra­tion, la par­ti­ci­pa­tion ou même la dis­cus­sion publique. Ce sont les experts et les élites pri­vées et publiques, les élus et cer­taines par­ties de la haute fonc­tion publique qui disent le « bien commun » :

Dans sa croyance que la mino­ri­té devrait plus ou moins mono­po­li­ser le pou­voir, l’é­li­tisme poli­tique affiche son affi­ni­té élec­tive avec le capi­ta­lisme. Tous deux croient que les pou­voirs d’un poste éle­vé, que ce soit au gou­ver­ne­ment ou dans les affaires, devraient être réser­vés à ceux qui les méritent par leurs qua­li­tés per­son­nelles et leurs talents excep­tion­nels – démon­trés dans des condi­tions hau­te­ment com­pé­ti­tives – plu­tôt qu’à ceux qui obtiennent le pou­voir en ver­tu de l’ap­pro­ba­tion popu­laire. (Wolin, 2008)

Si bien qu’on trouve les ori­gines his­to­riques les plus immé­diates du nou­vel éli­tisme de l’économie com­por­te­men­tale – soit de ce mélange d’eugénisme subli­mé et de « pater­na­lisme doux » chez Lénine, dans la théo­rie bol­ché­vique de l’« avant-garde » :

Or si, au lieu du pro­lé­ta­riat, l’his­toire a dégor­gé un « amas d’hu­ma­ni­té », ce n’est pas Marx qui est le maître de la nou­velle ère de la socié­té de masse, mais Lénine ; ce n’est pas le pro­phète de la vic­toire pro­lé­ta­rienne qui parle de la condi­tion contem­po­raine, mais le stra­tège qui per­fec­tionne l’ins­tru­ment d’ac­tion, l’é­lite. Si c’est l’é­lite, plu­tôt que le pro­lé­ta­riat, qui doit réel­le­ment ouvrir la voie, la stra­té­gie n’est pas d’é­cra­ser le pseu­do-pro­lé­ta­riat ou les masses, mais de les mani­pu­ler. C’est « notre devoir », écri­vait Lénine, « de des­cendre plus bas et plus pro­fon­dé­ment, jus­qu’aux vraies masses. » (Wolin, 2004, p. 377)

Il en résulte une réor­ga­ni­sa­tion pro­fonde du sys­tème juri­di­co-poli­tique, appuyé et ren­for­cé par une presse com­plai­sante et une apa­thie élec­to­rale correspondante :

Les élé­ments sont donc en place : un corps légis­la­tif faible, un sys­tème juri­dique à la fois souple et répres­sif, un sys­tème de par­tis dans lequel un par­ti, qu’il soit dans l’op­po­si­tion ou dans la majo­ri­té, est déter­mi­né à recons­ti­tuer le sys­tème exis­tant de manière à favo­ri­ser en per­ma­nence une classe diri­geante com­po­sée de riches, de per­sonnes bien pla­cées et d’en­tre­prises, tout en lais­sant les citoyens les plus pauvres avec un sen­ti­ment d’im­puis­sance et de déses­poir poli­tique, et, dans le même temps, en main­te­nant les classes moyennes en équi­libre entre la peur du chô­mage et l’es­poir de récom­penses fan­tas­tiques une fois que la nou­velle éco­no­mie aura repris. (Wolin, 2003)

Ain­si, si la popu­la­tion, si l’assemblée des citoyens ne n’est pas dis­soute dans les « masses » plé­bis­ci­taires amorphes du tota­li­ta­risme, elle n’en reste pas moins écar­tée de toute forme de par­ti­ci­pa­tion, même sym­bo­lique, au pouvoir :

Les citoyens sont dépla­cés, cou­pés d’un lien direct avec les ins­ti­tu­tions légis­la­tives qui sont cen­sées « repré­sen­ter » le peuple. Si le but prin­ci­pal des élec­tions est de ser­vir des légis­la­teurs dociles que les lob­byistes peuvent façon­ner, un tel sys­tème mérite d’être appe­lé « gou­ver­ne­ment de mau­vaise repré­sen­ta­tion ou de clien­té­lisme ». » (Wolin, 2008, 59)

Le citoyen de la démo­cra­tie se voit réduit à la fonc­tion de l’électeur qui, durant les périodes légis­la­tives, four­nit sur­tout matière à des son­dages d’opinions :

Presque depuis le début de la guerre froide, les citoyens, cen­sés être la source du pou­voir et de l’au­to­ri­té du gou­ver­ne­ment et y par­ti­ci­per, ont été rem­pla­cés par l’« élec­to­rat », c’est-à-dire par des élec­teurs qui acquièrent une vie poli­tique au moment des élec­tions. Dans les inter­valles entre les élec­tions, l’exis­tence poli­tique des citoyens est relé­guée à une citoyen­ne­té fan­tôme de par­ti­ci­pa­tion vir­tuelle. Au lieu de par­ti­ci­per au pou­voir, le citoyen vir­tuel est invi­té à avoir des « opi­nions » : des réponses mesu­rables à des ques­tions conçues pour les sus­ci­ter. (Ibid. 55)

À l’inverse des mobi­li­sa­tions de masse, le tota­li­ta­risme inver­sé s’appuie sur une indi­vi­dua­li­sa­tion pas­sive d’une par­ti­ci­pa­tion désintéressée :

… le tota­li­ta­risme inver­sé se nour­rit d’une socié­té poli­ti­que­ment démo­bi­li­sée, c’est-à-dire une socié­té dans laquelle les citoyens, loin d’être fouet­tés par les agents du régime, sont poli­ti­que­ment léthar­giques, ce qui rap­pelle la citoyen­ne­té pri­va­ti­sée de Toc­que­ville. (Ibid, 64)

De cette manière, la lutte des classes se trans­forme en une col­lu­sion tacite de la sphère publique :

Ce qui est sans pré­cé­dent dans cette union du pou­voir des entre­prises et de l’É­tat, c’est sa sys­té­ma­ti­sa­tion et la culture com­mune des par­te­naires. (67)

Totalitarisme inversé ou post-démocratie ?

Assu­ré­ment, nul n’affirmera que le terme de « post-démo­cra­tie » est mieux choi­si que celui de « tota­li­ta­risme inver­sé ». Pour­tant, le côté dra­ma­tique en moins, l’un n’est pas sans rap­pe­ler l’autre.

En 2003, cinq ans donc avant les ana­lyses de Wolin, le socio­logue anglais Colin Crouch pro­po­sait une lec­ture assez simi­laire des chan­ge­ments démo­cra­tiques de l’Europe, et ce avant même que les poli­tiques anti-ter­ro­ristes n’entrent sur le devant de la scène poli­tique en Europe.

La post-démo­cra­tie cor­res­pond à un mode de gou­ver­ne­ment où

les formes de la démo­cra­tie res­tent plei­ne­ment en place – et sont même ren­for­cées aujourd’­hui à cer­tains égards – la poli­tique et le gou­ver­ne­ment retombent de plus en plus sous le contrôle d’é­lites pri­vi­lé­giées de la manière carac­té­ris­tique des temps pré-démo­cra­tiques ; et qu’une consé­quence majeure de ce pro­ces­sus est l’im­puis­sance crois­sante des causes éga­li­taires. (Crouch, 2004, 6)

De même, dans le diag­nos­tic de Crouch, la démo­cra­tie passe de la repré­sen­ta­tion du peuple aux élites :

[L]‹idée que la poli­tique est essen­tiel­le­ment l’af­faire des élites, qui sont ensuite sou­mises aux reproches et à la honte d’une popu­la­tion de spec­ta­teurs en colère lorsque nous décou­vrons qu’elles ont fait une erreur. (Ibid., 14)

Et les élites que Crouch voit à l’œuvre se com­posent de la même entente éco­no­mi­co­po­li­tique que les élites de Wolin :

Une fois que le concept de ce qui fait la spé­ci­fi­ci­té du ser­vice public a été ridi­cu­li­sé et détruit, et que la recherche du pro­fit per­son­nel a été éle­vée au rang d’ob­jec­tif humain suprême, on ne peut que s’at­tendre à ce que les dépu­tés, les conseillers et autres consi­dèrent la vente de leur influence poli­tique à des fins lucra­tives comme un aspect majeur et tota­le­ment légi­time de leur par­ti­ci­pa­tion à la vie poli­tique. (Ibid., 73)

Si bien que la popu­la­tion, réduite à n’être qu’une cible de pro­ces­sus de mar­ke­ting poli­tique, tombe dans l’ennui et le désen­ga­ge­ment politique :

L’i­dée de post-démo­cra­tie nous aide à décrire des situa­tions où l’en­nui, la frus­tra­tion et la dés­illu­sion se sont ins­tal­lés après un moment démo­cra­tique ; où de puis­sants inté­rêts mino­ri­taires sont deve­nus beau­coup plus actifs que la masse des gens ordi­naires pour faire fonc­tion­ner le sys­tème poli­tique pour eux ; où les élites poli­tiques ont appris à gérer et à mani­pu­ler les demandes popu­laires ; où les gens doivent être per­sua­dés de voter par des cam­pagnes publi­ci­taires descendantes…

Somme toute, la situa­tion décrite par Crouch res­semble à s’y méprendre au tota­li­ta­risme inver­sé de Wolin. Mais Crouch situe sa genèse dans un mou­ve­ment his­to­rique un peu plus large, et sur un tout autre plan, à com­men­cer par le tour­nant des poli­tiques néo­li­bé­rales de Rea­gan et de That­cher. De cette manière, le « tota­li­ta­risme inver­sé » des poli­tiques sécu­ri­taires appa­raît comme un cas par­ti­cu­lier de la post-démo­cra­tie. De même, la pers­pec­tive de Crouch per­met d’inscrire la poli­tique impé­ria­liste amé­ri­caine et sa « guerre contre le ter­ro­risme » dans un mou­ve­ment d’encastrement de la poli­tique dans les inté­rêts éco­no­miques privés.

Par ailleurs, Crouch est d’abord net­te­ment plus clair que Wolin en pen­sant la post-démo­cra­tie comme un sys­tème poli­tique mixte, où la démo­cra­tie n’a pas encore dis­pa­rue, mais ne s’est pas moins enga­gée dans cette voie. En 2020, dans la reprise de son ana­lyse – Post-Demo­cra­cy After the Crises – Crouch révise cette ligne d’interprétation en consta­tant que la situa­tion a évo­lué par-delà son pes­si­misme ini­tial. Dans les 17 ans qui séparent les deux ouvrages, Crouch se rap­proche de la lec­ture de Wolin :

La post-démo­cra­tie telle que je l’ai per­çue était un pro­ces­sus déce­vant et inquié­tant, mais elle n’é­tait pas effrayante ; on pou­vait y ‘faire face’. […] Bien que ces défis ne soient pas aus­si extrêmes que les mou­ve­ments fas­cistes et nazis de l’entre-deux-guerres, ils font par­tie de la même famille poli­tique. […] Si c’est là que la post-démo­cra­tie nous a ame­nés, ‘faire face’ est trop com­plai­sant. La confron­ta­tion est néces­saire. (Crouch, 2020, xiv)

Pour­tant, Crouch ne déses­père pas d’une situa­tion glo­bale qui, selon ses propres dires, s’avère pire que ce qu’il avait pu anti­ci­per. Alors que la nor­ma­li­sa­tion de la « cor­rup­tion » sous le chef de la poli­tique néo­li­bé­rale du « new public mana­ge­ment » a ren­du presque par­fai­te­ment per­méables la fron­tière entre l’État et le monde des affaires – le der­nier déter­mi­nant sys­té­ma­ti­que­ment le pre­mier, mais jamais l’inverse (ibid., 40) – l’un des obs­tacles majeurs au chan­ge­ment serait la « nos­tal­gie pes­si­miste » poli­ti­sée, que Crouch voit comme l’une des marques carac­té­ris­tiques des fas­cistes de Mus­so­li­ni et des nazis de Hit­ler (ibid., 99) aus­si bien que du popu­lisme et de l’extrême-droite (ibid., 91 – 93) actuels.

Contre le pes­si­misme de l’extrême droite et du popu­lisme de droite, Crouch pro­pose une sorte de ‘psy­cho­lo­gie poli­tique positive’ :

La colère des pes­si­mistes a une qua­li­té dif­fé­rente de celle de per­sonnes qui croient être empê­chées par des adver­saires d’en­trer dans une nou­velle vie opti­miste qu’elles n’ont jamais connue. Elle est néces­sai­re­ment défen­sive, excluante, poten­tiel­le­ment des­truc­trice de vie, et donc sus­cep­tible de s’ex­pri­mer vio­lem­ment. (ibid., 97)

À côté de la colère des­truc­trice, qui contri­bue­rait au mou­ve­ment de décom­po­si­tion de la démo­cra­tie, fau­drait-il donc opter pour une colère construc­trice ani­mée par un opti­misme pour l’avenir ? La lutte pour la res­tau­ra­tion de la démo­cra­tie, repo­se­rait-elle sur la bonne moti­va­tion et l’attitude posi­tive des citoyens ? L’idée semble pour le moins curieuse, étant don­né les ana­lyses struc­tu­relles de la cri­tique de la post-démocratie.

Comment s’en sortir ?

Alors que les situa­tions que décrivent Wolin et Crouch se res­semblent au plus près, leurs inter­pré­ta­tions des trans­for­ma­tions de la démo­cra­tie et leurs ‘remèdes’ dif­fèrent radi­ca­le­ment : ‘faire avec’ (coping with) et confron­ta­tion dis­cur­sive pour Crouch, action révo­lu­tion­naire pour Wolin.

Pour Crouch, en 2003, la post-démo­cra­tie est conçue comme ten­dance au sein des démo­cra­ties libé­rales. En 2020, elle s’apparente à un fait incon­tes­té et même assu­mé. Dans un pre­mier temps, en 2003, Crouch ne voit rien de très inquié­tant dans la trans­for­ma­tion de la démo­cra­tie qu’il décrit. En effet, si en 2003, le capi­ta­lisme paraît déjà indé­pas­sable (voir Crouch, 2004, 105), il suf­fi­rait de règle­men­ter son emprise de manière qu’il n’empiète pas sur le pro­ces­sus démocratique.

Selon Crouch, un tel com­pro­mis aurait exis­té vers le milieu du XXᵉ siècle sous la forme de l’économie de mar­ché sociale et de l’État pro­vi­dence. Et même si la ‘mise au pas’ néo­li­bé­rale ne cesse d’encourager la dépo­li­ti­sa­tion de la poli­tique et des citoyens, il y aurait moyen, s’il faut en croire le socio­logue anglais, de règle­men­ter la sépa­ra­tion du pri­vé et du public à par­tir d’une éthique renou­ve­lée du « ser­vice public » (voir Crouch, 2004, 105).

En 2020, Crouch pense donc que si la vic­toire du néo­li­bé­ra­lisme s’est soli­de­ment ins­tal­lée, la pos­si­bi­li­té de res­ti­tuer un État déta­ché du dik­tat éco­no­mique est tou­jours don­née. Si « l’esprit de Hayek » et de sa pro­fonde méfiance pour la démo­cra­tie (Crouch, 2020, 140) l’a empor­té contre la poli­tique démo­cra­tique, les ins­tances du salut démo­cra­tique res­tent à por­tée de main. Curieu­se­ment, selon Crouch, le secours de la démo­cra­tie tient en par­tie dans l’intervention d’institutions non-démo­cra­tiques – les ‘fameuses’ ins­ti­tu­tions non-majo­ri­taires, que cer­tains poli­tistes comptent par­mi les prin­ci­paux moteurs de la régres­sion démo­cra­tique (voir Schä­fer & Zürn, 2021) – telles que la Banque Cen­trale Euro­péenne et la Cour Euro­péenne de Jus­tice (Crouch, 2020, 148, 149). Aux yeux du socio­logue, l’Europe devrait pou­voir res­ter opti­miste face à l’emprise poli­tique des grandes entre­prises trans­na­tio­nales grâce à ses ins­ti­tu­tions non-démocratiques.

Par-delà les inter­ven­tions de la BCE et de la CEJ, Crouch plaide éga­le­ment pour une réani­ma­tion de la sphère publique. Quand bien même il y a peu de rai­sons objec­tives qui per­met­traient de sur­mon­ter les « sen­ti­ments pes­si­mistes nos­tal­giques », il fau­drait com­pen­ser la réa­li­té décou­ra­geante avec un effort de pen­sée posi­tive : « Pour que la démo­cra­tie retrouve sa force, ces alter­na­tives doivent trou­ver les moyens de s’ex­pri­mer de manière puis­sam­ment moti­vante. » (ibid., 156)

Ces alter­na­tives tiennent dans le ren­for­ce­ment des poli­tiques envi­ron­ne­men­tales et dans la mise en place de poli­tiques du genre (gen­der poli­tics). Ici, les pro­pos de Crouch com­mencent à res­sem­bler aux dis­cours des pro­grammes élec­to­raux – de ces mêmes par­tis poli­tiques que Crouch iden­ti­fie comme obs­tacles à la par­ti­ci­pa­tion popu­laire. Soit : l’« esprit d’entreprise » (entre­pre­neu­ria­lism) vert, qu’il soit de gauche ou de droite (ibid., 160), évi­te­rait le pes­si­misme nos­tal­gique en affir­mant les pos­si­bi­li­tés tech­no­lo­giques d’une éco­no­mie plus « propre » et en réin­tro­dui­sant une poli­tique « fon­dée sur des valeurs ». Et les poli­tiques du genre dépas­se­raient aus­si bien le pes­si­misme du « mas­cu­li­nisme violent » tra­di­tion­nel des mou­ve­ments ouvriers, que les erreurs des fémi­nismes des années 1990, inca­pables d’entamer le pou­voir des entre­prises. De nou­veaux syn­di­cats fémi­nins seraient requis pour remettre à l’ordre du jour les valeurs de gauche, contre les valeurs de plus en plus conser­va­trices et réac­tion­naires des hommes sur le déclin (ibid., 164).

Mis à part un ren­for­ce­ment d’institutions non-majo­ri­taires échap­pant à la super­vi­sion démo­cra­tique, Crouch plaide pour un effort de moti­va­tion posi­tive et la renais­sance d’une poli­tique des valeurs, idéa­le­ment fémi­nines. Parce que ce sont les femmes qui mieux que les hommes font l’expérience des pro­blèmes de l’équilibre entre le tra­vail et la vie pro­fes­sion­nelle, de la pré­ca­ri­té, du déclin des ser­vices de soins et de la mani­pu­la­tion des consom­ma­teurs (ibid., 163).

Les choses en vont tout autre­ment chez Wolin. Car pour Wolin, la démo­cra­tie n’est pas une affaire de bonnes ins­ti­tu­tions poli­tiques ou de bonnes règle­men­ta­tions éco­no­miques. Et, encore moins une affaire de bonne volon­té ou de pen­sée positive.

De fait, pour Wolin, sur le plan le plus fon­da­men­tal, une approche du poli­tique comme celle de Crouch ne per­met­trait pas de sai­sir son objet :

[T]ant les par­ti­sans des sciences sociales que le phi­lo­sophe poli­tique sou­cieux d’é­thique pré­co­nisent une approche qui passe à côté du même point. La ques­tion n’est pas seule­ment métho­do­lo­gique, ni même prin­ci­pa­le­ment éthique, mais sub­stan­tielle, c’est-à-dire qu’elle concerne le sta­tut de la poli­tique et du poli­tique. (Wolin, 2004, 288)

Qu’est-ce que le poli­tique dès lors ? La réponse ne paraît pas simple. Le poli­tique que Wolin asso­cie à la démo­cra­tie n’existe que comme moment de rupture :

Je consi­dé­re­rai le poli­tique comme l’ex­pres­sion de l’i­dée qu’une socié­té libre com­po­sée de diver­si­tés peut néan­moins connaître des moments de com­mu­nau­té lorsque, par le biais de déli­bé­ra­tions publiques, le pou­voir col­lec­tif est uti­li­sé pour pro­mou­voir ou pro­té­ger le bien-être de la col­lec­ti­vi­té. (Wolin, 2016, 1001)

Dans ce sens, le poli­tique et la démo­cra­tie sont néces­sai­re­ment fugi­tifs, tem­po­raires et pas­sa­gers. Au contraire, le libé­ra­lisme et la démo­cra­tie consti­tu­tion­nelle repré­sentent le dépas­se­ment du poli­tique au sens où ils brident l’expression du collectif.

L’institutionnalisation démo­cra­tique, écrit Wolin, équi­vaut à l’étouffement de la démo­cra­tie. Cette der­nière en vient à être rem­pla­cée par l’économie poli­tique (que Wolin désigne encore de « des­po­tisme post­mo­derne » ou de « tota­li­ta­risme inver­sé »), c’est-à-dire un mode de vie où la socié­té est prin­ci­pa­le­ment conçue en termes de rap­ports éco­no­miques désen­cas­trées de tout autre rap­port social ou poli­tique. (Wolin, 1989, 42) Dans le monde de l’économie poli­tique, la com­mu­nau­té sup­po­sée par les théo­ries contrac­tuelles de la démo­cra­tie – « citoyen d’hier, citoyen de tou­jours » – n’est plus assu­rée. Car l’économie poli­tique pro­duit « une popu­la­tion excé­den­taire de per­sonnes éco­no­mi­que­ment inutiles » :

Dis­ci­pli­ner les pauvres devient une fonc­tion majeure de l’é­co­no­mie poli­tique, et les théo­ri­ciens sociaux répondent obli­geam­ment en redé­cou­vrant la néces­si­té d’une auto­ri­té forte. (ibid., 45)

Si bien que pour Wolin le poli­tique se situe aux anti­podes des ins­ti­tu­tions, de l’économie et même des règle­men­ta­tions de la jus­tice dis­tri­bu­tive. Le moment du poli­tique est le moment révolutionnaire :

La révo­lu­tion peut être défi­nie pour notre pro­pos comme la trans­gres­sion totale des formes héri­tées. Elle est l’an­ti­thèse extrême d’une consti­tu­tion éta­blie, que cette consti­tu­tion soit repré­sen­tée par des docu­ments (« lois fon­da­men­tales ») ou par des sys­tèmes ou pra­tiques recon­nus. La démo­cra­tie est née dans des actes trans­gres­sifs, car le demos ne pou­vait pas par­ti­ci­per au pou­voir sans bri­ser les sys­tèmes de classes, de sta­tuts et de valeurs qui l’ex­cluaient. (Wolin, 2016, 106)

C’est au moment de la révo­lu­tion que les exclus de l’économie poli­tique réin­tègrent la sphère publique pour contri­buer à une popu­la­tion (demos) qui actua­lise le poli­tique dans un débat sur les fina­li­tés et les choix de la col­lec­ti­vi­té. En d’autres termes, le poli­tique se conçoit néces­sai­re­ment comme trans­gres­sion de l’institutionnel. Le poli­tique est le moment de la crise de la démo­cra­tie consti­tu­tion­nelle où l’électeur pas­sif reprend, pour un bref moment, le sta­tut du citoyen actif. C’est en cela que la démo­cra­tie poli­tique se dis­tingue de la pseu­do-démo­cra­tie de l’économie politique :

La démo­cra­tie doit être repen­sée comme autre chose qu’une forme de gou­ver­ne­ment : comme un mode d’être condi­tion­né par une expé­rience amère, condam­né à ne réus­sir que tem­po­rai­re­ment, mais qui est une pos­si­bi­li­té récur­rente tant que la mémoire du poli­tique sur­vit. (Wolin, 2016, 111)

Pour Wolin, donc, les nou­velles formes du pou­voir rendent incom­pa­tible la démo­cra­tie avec un sys­tème poli­tique. C’est dans ce sens que la démo­cra­tie ne doit plus être conçue comme un type de gou­ver­ne­ment, mais comme une pos­si­bi­li­té de rup­ture du sys­tème poli­tique et de ses pou­voirs sur le monde social et naturel.

Mal­gré les ana­lyses simi­laires de l’économisation auto­ri­taire de la poli­tique, Crouch et Wolin pro­posent donc des lec­tures on ne peut plus dif­fé­rentes de l’époque contem­po­raine. Si pour Crouch, le salut de la démo­cra­tie ne peut rési­der que dans une régu­la­tion extra-démo­cra­tique d’institutions trans-natio­nales et dans la reven­di­ca­tion popu­laire d’engagements tou­jours déjà récu­pé­rés par la poli­tique des par­tis, Wolin ne voit de sor­tie que par la trans­gres­sion révo­lu­tion­naire de la démo­cra­tie ins­ti­tu­tion­nelle. Et chez Wolin, cette trans­gres­sion ne peut plus se limi­ter à la prise de pou­voir des classes popu­laires, ou de poli­tiques iden­ti­taires. La révo­lu­tion du poli­tique doit encore mettre en jeu et réin­ven­ter « les formes et pra­tiques qui expri­me­ront la concep­tion démo­cra­tique de la vie col­lec­tive » (Ibid, 376). C’est dans ce sens que la « recon­nais­sance du contexte c’est la rai­son poli­tique qui honore ses dettes » (Wolin, 2016, 234).

Notes

  1. Dans son article sur Arendt et le poli­tique, Wolin écrit : « His­to­ri­que­ment, l’i­dée du poli­tique et l’i­dée de la démo­cra­tie ont par­ta­gé tel­le­ment de signi­fi­ca­tions com­munes qu’elles semblent presque syno­nymes. On ne peut pas en dire autant de la rela­tion entre l’i­dée du poli­tique et, par exemple, l’i­dée d’un ordre poli­tique qui serait contrô­lé par les riches ou qui répon­drait prin­ci­pa­le­ment à leurs besoins. » (Wolin 2016, 246 – 247) ↩︎

Bibliographie

  • Brown, Wen­dy. 2007. « Demo­cra­cy and Bad Dreams ». Theo­ry & Event 10(1).
  • Crouch, Colin. 2000. « Coping with Post-Demo­cra­cy ». Fabian Society.
  • Crouch, Colin. 2004. Post-demo­cra­cy. Mal­den, MA : Poli­ty Press.
  • Crouch, Colin. 2020. Post-Demo­cra­cy After the Crises. Med­ford, MA : Poli­ty Press.
  • Hen­nette Vau­chez, Sté­pha­nie. 2022. La Démo­cra­tie en état d’urgence : Quand l’exception devient per­ma­nente. Paris : Edi­tions du Seuil.
  • Hen­nette Vau­chez, Sté­pha­nie, Maria Kalo­gi­rou, Nico­las Klaus­ser, Cédric Roul­hac, Serge Sla­ma, et Vincent Sou­ty. 2018. « Ce que le conten­tieux admi­nis­tra­tif révèle de l’état d’urgence ». Cultures & conflits (112):35‑74.
  • Jones, Adrian L., et Rho­da E. Howard-Hass­mann. 2005. « Under Strain : Human Rights and Inter­na­tio­nal Law in the Post 9/11 Era ». Jour­nal of Human Rights 4(1):61‑71.
  • Sidel, Mark. 2006. « Après le Patriot Act : la seconde vague de l’anti-terrorisme aux États-Unis ». Cri­tique inter­na­tio­nale 32(3):23‑37.
  • Manin, Ber­nard. 2012. Prin­cipes du gou­ver­ne­ment repré­sen­ta­tif. Paris : Flammarion.
  • Schä­fer, Armin, et Michael Zürn. 2021. Die demo­kra­tische Regres­sion. Ber­lin : Suhr­kamp Ver­lag AG.
  • Wolin, Shel­don. 2008. Demo­cra­cy Incor­po­ra­ted. Mana­ged Demo­cra­cy and the Spec­ter of Inver­ted Tota­li­ta­ria­nism. Prin­ce­ton (N.J.): Prin­ce­ton Uni­ver­si­ty Press.
  • Wolin, Shel­don. 1996. « Demo­cra­cy & Coun­ter­re­vo­lu­tion ». Nation 262(16):22‑24.
  • Wolin, Shel­don. 2016. Fugi­tive Demo­cra­cy : and Other Essays. Édi­té par N. Xenos. New Jer­sey : Prin­ce­ton Uni­ver­si­ty Press.
  • Wolin, S. (2003, mai 1). « Inver­ted Tota­li­ta­ria­nism ». https://​www​.the​na​tion​.com/​a​r​t​i​c​l​e​/​a​r​c​h​i​v​e​/​i​n​v​e​r​t​e​d​-​t​o​t​a​l​i​t​a​r​i​a​n​i​sm/
  • Wolin, Shel­don. 2004. Poli­tics and Vision : Conti­nui­ty and inno­va­tion in Wes­tern Poli­ti­cal Thought. Expan­ded ed. Prin­ce­ton, N.J : Prin­ce­ton Uni­ver­si­ty Press.
  • Wolin, Shel­don. 1989. The Pre­sence of the Past : Essays on the State and the Consti­tu­tion. Bal­ti­more : Johns Hop­kins Uni­ver­si­ty Press.

1 Trackback / Pingback

  1. Qu'est-ce que le « totalitarisme inversé » ? - L'autre scène

Comments are closed.