L’expert guidant le peuple

Le prin­cipe de domi­na­tion est l’i­dole à qui tout est sacri­fié. (Hor­khei­mer, 1997, 104)

Début 2021, les médias fran­çais rap­por­taient le recours à la tech­nique du « nudge », du coup de pouce, par le gou­ver­ne­ment. Cette tech­nique, issue de l’ainsi-nommée « éco­no­mie com­por­te­men­tale », recourt à des connais­sances et des convic­tions issues des sciences com­por­te­men­tales et de la psy­cho­lo­gie cog­ni­tive. Elle a pour visée d’assister les per­sonnes dans leurs déci­sions ou, plus clai­re­ment, de conduire les gens à pen­ser et à se com­por­ter dans la direc­tion vou­lue, sans qu’ils s’y sentent contraints. Autre­ment dit, le « nudge » per­met de diri­ger le com­por­te­ment et la pen­sée de manière que les per­sonnes ain­si « assis­tées » ne se rendent pas compte de la dis­crète emprise exer­cée sur eux. D’après l’OCDE, « plus de 400 ins­ti­tu­tions y ont désor­mais recours, dont l’Organisation mon­diale de la san­té et les Nations unies » (Car­rel, 2021)

Ain­si, pou­vait-on lire dans Le Monde du 25 mai, le gou­ver­ne­ment fran­çais a mis en place, dès le mois de mars 2021, une « nudge unit », en recru­tant les ser­vices de l’entreprise pri­vée BVA Nudge Consul­ting (Char­rel, 2021). La firme elle-même se pré­sente comme une « équipe qui com­bine des exper­tises en sciences com­por­te­men­tales et en mana­ge­ment du chan­ge­ment ».1 Cette uni­té de convic­tion sans contrainte, avait pour fin de mettre en œuvre les connais­sances scien­ti­fiques pour induire les com­por­te­ments requis par le gou­ver­ne­ment. Bien évi­dem­ment, comme l’explique le patron de l’entreprise pri­vée, il ne s’agissait pas de mani­pu­ler les gens, mais de les aider à prendre les meilleures déci­sions « allant dans leur inté­rêt, sans les contraindre ». Car les êtres humains, du fait de leurs biais cog­ni­tifs, ne sont pas tou­jours à même de recon­naître leur inté­rêt et de prendre les meilleures déci­sions. C’est la rai­son pour laquelle les gou­ver­ne­ments, en col­la­bo­ra­tion avec des entre­prises pri­vées, doivent recou­rir aux ser­vices issus du nou­veau mana­ge­ment « scientifique ».

Si l’idée d’un « coup de pouce » exer­cé par un gou­ver­ne­ment contre la popu­la­tion paraît banale, l’idéologie qui nour­rit la théo­rie et la pra­tique du nudge l’est beau­coup moins dans la mesure où il s’agit d’une nou­velle variante de l’idéologie poli­tique et éco­no­mique du nou­veau libé­ra­lisme, né dans les années 1930. Et, ne nous mépre­nons pas sur le sens à accor­der à la notion de « libé­ra­lisme » dans cette expression.

Le nou­veau libé­ra­lisme ou néo­li­bé­ra­lisme, repose, entre autres, sur une concep­tion anthro­po­lo­gie simple, voire sim­pliste de l’homme. Parce que l’on s’y limite à deux ou trois idées super­fi­cielles de ce que serait la nature de l’homme. Des idées sim­plistes et super­fi­cielles, mais non moins significatives.

Contrai­re­ment à l’homme du libé­ra­lisme éco­no­mique tra­di­tion­nel, à qui l’on sup­po­sait encore la rai­son suf­fi­sante pour recon­naître et défendre ses propres inté­rêts, le nou­veau libé­ra­lisme part d’une concep­tion plus pes­si­miste et plus dépré­cia­tive de l’individu. L’homme du nou­veau libé­ra­lisme est cen­sé être inadap­té, ani­mé par de mau­vais pen­chants, inca­pable de cal­cu­ler ses propres avan­tages et « tou­jours en retard sur les évè­ne­ments ». (Stie­gler, 2021. p. 25 – 26)

Loin du pos­tu­lat de l’éthique des Lumières, qui voyait en l’homme une fin en soi et jamais un simple moyen à ins­tru­men­ta­li­ser pour d’autres fins, l’homme du néo­li­bé­ra­lisme est un outil, et qui plus est, un outil par nature défec­tueux et insuf­fi­sant. Un outil qui doit inces­sam­ment tra­vailler à se dépas­ser. C’est la leçon que les nou­veaux libé­raux tiraient du krach bour­sier de 1929 et de la Grande Dépression.

D’un côté, c’était l’État, c’étaient les élites poli­tiques, intel­lec­tuelles et finan­cières qui devaient veiller à l’encadrement et à l’amélioration constante de l’homme du peuple défaillant. Car sans cet effort de contrôle et d’amélioration constant, l’économie et la démo­cra­tie risquent de s’effondrer.

De l’autre, c’était à l’individu lui-même qu’advenait la res­pon­sa­bi­li­té morale de sup­pléer à ses défauts. L’individu est donc cen­sé deve­nir entre­pre­neur de lui-même, car le mar­ché devient aus­si « un pro­ces­sus de for­ma­tion de soi »

Il n’est pas inin­té­res­sant de consta­ter que l’Organisation de coopé­ra­tion et de déve­lop­pe­ment éco­no­miques (OCDE) et l’Union euro­péenne, sans se réfé­rer expli­ci­te­ment aux lieux d’élaboration de ce dis­cours sur l’individu-entreprise uni­ver­sel, en seront de puis­sants relais, fai­sant par exemple de la for­ma­tion à l’« esprit d’entreprise » une prio­ri­té des sys­tèmes édu­ca­tifs dans les pays occi­den­taux. (Dar­dot & Laval, 2009, 241)

À par­tir de ce moment, toute insuf­fi­sance, que toute défaillance liée à l’usage de soi est aus­si vue comme une faute morale per­son­nelle à cor­ri­ger, voire l’expression d’une psy­cho­pa­tho­lo­gie à traiter.

En réponse à la Grande Dépres­sion, les nou­veaux libé­raux prô­nèrent donc un État fort, res­pon­sable entre autres, de fabri­quer le consen­te­ment requis pour le bon fonc­tion­ne­ment de la démo­cra­tie ; c’est-à-dire pour les convic­tions et les inté­rêts du pou­voir. Sui­vant l’enseignement de Wal­ter Lipp­mann et de Edward Ber­nays, trop d’opinions, trop de démo­cra­tie tuent la démocratie.

Lipp­mann était très clair dans son ouvrage Le public fan­tôme de 1925 :

Comme il est presque cer­tain que les opi­nions géné­rales d’un grand nombre de per­sonnes sont un pot-pour­ri vague et confus, il est impos­sible d’a­gir tant que ces opi­nions n’ont pas été décom­po­sées, cana­li­sées, com­pri­mées et uni­for­mi­sées. L’é­la­bo­ra­tion d’une volon­té géné­rale à par­tir d’une mul­ti­tude de sou­haits géné­raux n’est pas un mys­tère hégé­lien, comme tant de phi­lo­sophes sociaux l’ont ima­gi­né, mais un art bien connu des diri­geants, des poli­ti­ciens et des comi­tés directeurs.

Le nou­veau libé­ra­lisme s’est donc vu contraint de mettre en œuvre diverses tech­niques pour pré­ser­ver la démo­cra­tie de ses propres excès et l’économie de la bêtise du peuple. Au sein des démo­cra­ties contem­po­raines, ces tech­niques poli­tiques et sociales devaient accom­plir la tâche réa­li­sée par la vio­lence et la sur­veillance poli­cières dans les dictatures.

Ces tech­niques furent d’abord nom­mées « pro­pa­gande », notam­ment par le juriste et socio­logue Harold D. Las­well, qui en par­lait ouver­te­ment en ces termes dans la grande ency­clo­pé­die socio­lo­gique amé­ri­caine des années 1930. Puis, on lui pré­fé­ra la notion euphé­mi­sée de « rela­tions publiques », tou­jours actuelle.

En 2008, l’économiste Richard Tha­ler, prix Nobel d’économie, et le juriste Cas Sun­stein refor­mu­lèrent ce pro­gramme sui­vant le prin­cipe d’un « pater­na­lisme doux ». Le « nudge », le coup de pouce, devait alors four­nir le nou­veau gant de velours, habillant le pou­voir de l’État sur la popu­la­tion. De la même manière, pen­dant la pan­dé­mie, et sous le coup de l’urgence et de l’absence d’alternatives, les débats publics furent rem­pla­cés par une « manu­fac­ture du consen­te­ment », soit des tech­niques de mani­pu­la­tion issues de l’« éco­no­mie comportementale ».

Mais quel que soit le nou­vel habit de l’empereur, qu’il s’agisse de pro­pa­gande, de rela­tions publiques, d’économie com­por­te­men­tale, d’ingénierie ou de tech­no­lo­gie sociale, ou de mar­ke­ting social le prin­cipe est le même : un peuple igno­rant, des citoyens irra­tion­nels ou des indi­vi­dus mal infor­més doivent être pous­sés dans la bonne direc­tion par les poli­ti­ciens et leurs experts. Ain­si, pen­dant la pan­dé­mie, l’ensemble des démo­cra­ties occi­den­tales ont emprun­té la voie du pater­na­lisme doux, tout en recou­rant, ici ou là, à des moyens réso­lu­ment plus durs et plus autoritaires.

Le cas de l’Allemagne est hau­te­ment inté­res­sant dans ce contexte. Le 1ᵉʳ avril 2020, le site alle­mand « Frag den Staat » (Demande à l’État !), une plate-forme de révé­la­tion et de publi­ca­tion d’informations admi­nis­tra­tives autre­ment inac­ces­sibles, publiait le papier stra­té­gique du minis­tère de l’intérieur inti­tu­lé « com­ment nous pou­vons maî­tri­ser le Covid-19 ».

Des­ti­né au seul usage confi­den­tiel de la fonc­tion publique, le papier était cen­sé res­ter aus­si secret que les noms des experts qui l’avaient rédi­gé. Au moment de sa publi­ca­tion par Frag den Staat, le papier fut rapi­de­ment rebap­ti­sé en « papier panique » (Panik­pa­pier).

L’ironie de cette appel­la­tion trans­pa­raît faci­le­ment à la lec­ture de cer­tains pas­sages du plan secret. On y lit, par exemple, qu’il importe de pro­vo­quer un effet de choc au sein de la popu­la­tion pour géné­rer l’adhésion géné­rale à la seule solu­tion esti­mée effi­ciente. C’est donc le choc qui devait pro­vo­quer l’adhésion au confi­ne­ment géné­ral, et ce, sui­vant les modèles chi­nois et taï­wa­nais. Com­ment dès lors pro­vo­quer ce choc ?

Voi­là ce qu’écrivent les experts :

Pour obte­nir l’ef­fet de choc sou­hai­té, nous devons illus­trer les effets concrets d’une conta­mi­na­tion sur la socié­té humaine :

1) de nom­breux malades graves sont emme­nés à l’hô­pi­tal par leurs proches, mais refu­sés, et meurent dans d’a­troces souf­frances à la mai­son. L’é­touf­fe­ment ou le manque d’air sont des peurs pri­maires pour tout être humain. La situa­tion dans laquelle on ne peut rien faire pour aider ses proches en dan­ger de mort l’est éga­le­ment. Les images en pro­ve­nance d’I­ta­lie sont troublantes.

2) ‹Les enfants ne souf­fri­ront guère de l’é­pi­dé­mie› : Faux ! Les enfants seront faci­le­ment conta­mi­nés, même en cas de res­tric­tions de sor­tie, par exemple chez les enfants des voi­sins. S’ils conta­minent ensuite leurs parents et que l’un d’entre eux meurt dans d’a­troces souf­frances à la mai­son et qu’ils ont le sen­ti­ment d’en être res­pon­sables, par exemple parce qu’ils ont oublié de se laver les mains après avoir joué, c’est la chose la plus ter­rible qu’un enfant vive.2

Ici, le coup de pouce, la poli­tique de la peur et la mani­pu­la­tion idéo­lo­gique s’enchevêtrent habi­le­ment dans une tech­no­lo­gie sociale visant à trau­ma­ti­ser la popu­la­tion avec les meilleures intentions.

En été 2022, l’un des experts d’une com­mis­sion de consul­ta­tion secrète publia le compte-ren­du « scien­ti­fique » de son acti­vi­té de consul­tance aux fins de la mani­pu­la­tion publique. Grâce à cet auteur, nous ne connais­sons donc pas seule­ment le conte­nu de la stra­té­gie confi­den­tielle d’un État, mais encore les pen­sées de l’un des scien­ti­fiques qui y a contribué.

L’auteur en ques­tion est le socio­logue Heinz Bude, cher­cheur à l’Institut ham­bour­geois de Recherches en Sciences Sociales, et actuel­le­ment pro­fes­seur de socio­lo­gie à l’Université de Kas­sel. Inti­tu­lé « Dans la salle des machines de la consul­ta­tion en temps de pan­dé­mie », l’article de Bude est paru dans la revue Socio­lo­gie, l’une des prin­ci­pales revues alle­mandes de socio­lo­gie. Bude, soit dit au pas­sant, est spé­cia­liste de la socio­lo­gie de la peur, sur laquelle il a publié un livre en 2014. Savoir utile donc, non seule­ment pour com­prendre la « socié­té de la peur », mais encore pour admi­nis­trer cette peur au ser­vice secret de l’État.

Dans son article, Bude pro­pose de divul­guer son obser­va­tion par­ti­ci­pante de conseiller. Mais en par­lant d’observation, Bude mini­mise et édul­core évi­dem­ment le véri­table sens de son inter­ven­tion. Son inter­ven­tion n’était ni obser­vante, ni scien­ti­fique. Elle tenait dans une inter­ven­tion pra­tique de mani­pu­la­tion de la popu­la­tion alle­mande par la peur.

Le conseil des experts publics, qui se réunis­sait exclu­si­ve­ment par « télé­con­fé­rence chif­frée » – confi­den­tia­li­té oblige – était com­po­sé d’un éco­no­miste, d’une juriste et mana­ger scien­ti­fique, d’un expert en mana­ge­ment, de deux experts la Chine, d’un fonc­tion­naire et du secré­taire d’État du minis­tère de l’intérieur, et last but not least, d’un épidémiologiste.

On l’aura com­pris : contrai­re­ment à ce qui a sou­vent été affir­mé, la poli­tique sani­taire de la pan­dé­mie n’était donc ini­tia­le­ment pas le bas­tion des sciences médi­cales et bio­lo­giques. La pan­dé­mie offrait bel et bien un ter­rain d’intervention à des éco­no­mistes, des mana­gers et des spé­cia­listes en sciences sociales. Les viro­logues, pré­cise Bude dans son article, n’intervenaient que plus tard.

Sans même nous arrê­ter sur le sens ou le conte­nu des recom­man­da­tions for­mu­lées par le conseil d’experts, ces der­niers s’intéressaient exclu­si­ve­ment aux moyens de les faire passer :

Pour le dire avec Gram­sci : Il s’a­gis­sait d’im­po­ser des contraintes et d’ob­te­nir le consen­te­ment tout en gar­dant la maî­trise de l’in­ter­pré­ta­tion. Cepen­dant, il fal­lait asso­cier les contraintes à des inci­ta­tions et le consen­te­ment à des objectifs.5

Dès le départ, donc, l’objectif à atteindre ne fai­sait aucun doute pour les éco­no­mistes, mana­gers, socio­logues, fonc­tion­naires et autres experts de la Chine. Et la méthode aus­si sem­blait aus­si toute tra­cée : seule « la thé­ra­pie de choc » pou­vait per­mettre d’at­teindre l’objectif le plus rapi­de­ment. L’objectif et la méthode s’inspiraient du modèle chi­nois, c’est-à-dire celui de la réduc­tion com­plète for­cée de tous les contacts humains. D’abord le « coup de mar­teau », écrit le socio­logue, ensuite la « danse ». Telle était la stra­té­gie scien­ti­fique selon les méta­phores emprun­tées à un Blog­ger du nom de Tho­mas Pueyo.

Bien sûr, les spé­cia­listes s’interrogèrent sur la légi­ti­mi­té et l’applicabilité de telles mesures au sein de démo­cra­ties libé­rales (Bude, 2022, 249). Et ils se posèrent aus­si la ques­tion de savoir si en effet, le virus était aus­si mor­tel qu’ils le sup­po­saient, ou si le confi­ne­ment était vrai­ment la mesure la plus effi­cace au moment de la pan­dé­mie (ibid. 250). Mais, ils ne s’arrêtèrent pas à ces ques­tions. Et, ils ne s’y arrê­tèrent pas car même sans études épi­dé­mio­lo­giques, sans connais­sances viro­lo­giques et à défaut de toute consi­dé­ra­tion médi­cale, sociale ou éco­no­mique, les éco­no­mistes, mana­gers et socio­logues savaient qu’il fal­lait s’en remettre à une « évi­dence empi­rique et à l’autorité scien­ti­fique » dépour­vue de don­nées scien­ti­fiques probantes.

Quelle est cette évi­dence empi­rique qui étayait l’autorité scien­ti­fique des conseillers du ministère ?

La réponse du socio­logue est remar­quable : « Sous l’ef­fet des images de Ber­game, écrit Heinz Bude, il nous a sem­blé qu’une éva­lua­tion sans pré­ju­gés de la situa­tion s’im­po­sait. » (ibid., 249)

Des images sen­sa­tion­na­listes télé­vi­sées jamais ques­tion­nées se voyaient donc éle­vées au sta­tut d’évidence empi­rique et des scien­ti­fiques esti­mèrent pou­voir pro­duire sur cette base une éva­lua­tion sans pré­ju­gés. Et c’est encore l’efficacité sup­po­sée, issue de la connais­sance télé­vi­sée, qui devait fon­der la légi­ti­mi­té des déci­sions, tan­dis que la légi­ti­mi­té du savoir expert devait en garan­tir l’efficacité. « La légi­ti­mi­té par l’ef­fi­ca­ci­té, écrit Bude, et l’ef­fi­ca­ci­té par la légitimité. »

Par une alchi­mie remar­quable, les experts en sciences sociales et éco­no­miques par­vinrent donc à trans­for­mer les incer­ti­tudes et l’ignorance en des faits avérés :

Face à de nom­breuses incer­ti­tudes, nous devions four­nir des faits sans équi­voque, et ce de manière à ce que les déci­deurs concer­nés puissent prendre une déci­sion. (Ibid., 249)

Com­ment fait-on pour four­nir des faits sans équi­voque à par­tir de ce qui fina­le­ment revient à une absence de faits et une absence d’évidence empi­rique suf­fi­sante ? En construi­sant des « scé­na­rios ». Des scé­na­rios qui ne reposent même pas sur des « modèles mathé­ma­tiques », tout aus­si incer­tains. Les scé­na­rios, écrit Bude, ne doivent pas être confon­dus avec le « cal­cul d’une évo­lu­tion ». Les scé­na­rios repré­sentent sim­ple­ment des « alter­na­tives d’action avec cer­tains effets ». Des alter­na­tives d’action for­mu­lées à par­tir d’une convic­tion pré­li­mi­naire pour laquelle il n’y avait ni don­née scien­ti­fique, ni fait empirique.

Mais de tels scé­na­rios s’avèrent par­fai­te­ment utiles pour don­ner une forme pseu­do-scien­ti­fique à des convic­tions qui n’ont rien de scien­ti­fique ou même d’empirique. Pure­ment fic­tifs, ces scé­na­rios sont sur­tout le reflet des convic­tions de leurs auteurs. En l’occurrence, un pre­mier scé­na­rio qui mini­mi­sait le dan­ger, condui­sait à l’abîme. Un deuxième, qui envi­sa­geait un pas­sage sans trop de dégâts, condui­sait au même résul­tat. Dès lors – la forme logique est déjà une impos­ture – seul le scé­na­rio d’un frei­nage social com­plet (gesell­schaft­liche Voll­brem­sung, ibid. 250) per­met­trait de sor­tir de la crise.

Pour reprendre une for­mule de Haber­mas d’avril 2020 qui disait : « il n’y a jamais eu autant de conscience de notre igno­rance », nous pour­rions ajou­ter : et il n’y a peut-être jamais eu autant de cer­ti­tudes et autant d’autorité scien­ti­fique étayée sur l’ignorance.

On pour­rait lon­gue­ment s’arrêter sur les absur­di­tés logiques et épis­té­mo­lo­giques du conseil expert. Car, si les pre­mières cri­tiques de posi­ti­visme au début du 20ᵉ siècle pou­vaient encore dévoi­ler l’artifice de l’induction scien­ti­fique, qui fon­dait ses géné­ra­li­sa­tions sur un nombre res­treint de cas par­ti­cu­liers, aujourd’hui, on ne sau­rait même plus com­ment dési­gner un « savoir scien­ti­fique » qui infère ses cer­ti­tudes empi­riques des impres­sions sub­jec­tives induites par des images télévisées.

J’aimerais néan­moins, pour finir, plu­tôt rele­ver deux points : la trans­for­ma­tion impli­cite de la « science » en un ins­tru­ment de pro­pa­gande, et l’absence com­plète de réflexion qui per­met cette transformation.

Dans son livre sur la socio­lo­gie de la peur, Bude écrit :

En termes de peur, on voit clai­re­ment où va la socié­té, ce sur quoi les conflits s’en­lisent, quand cer­tains groupes prennent congé inté­rieu­re­ment et com­ment se répandent d’un seul coup des sen­ti­ments de fin de civi­li­sa­tion ou d’a­mer­tume. La peur nous montre ce qui ne va pas. La socio­lo­gie qui veut com­prendre sa socié­té doit aujourd’­hui se pen­cher sur la socié­té de la peur. (Bude, 2014, 10)

Avant la pan­dé­mie, avant le ser­vice de consul­ta­tion secret au ser­vice du minis­tère de l’intérieur, Bude pen­sait que la socio­lo­gie avait pour fonc­tion de « faire par­ler les expé­riences des gens » (Ibid, 9). La visée de cette socio­lo­gie était d’éclairer sur les prin­cipes de la peur pour mieux assu­rer une « démo­cra­tie vivante » sans peur. (Ibid, 151) La peur, conclut Bude avec une réflexion du théo­lo­gien Paul Tillich, la peur « démasque les men­songes de la vie sur le bon­heur, l’é­clat et la gloire, mais pour Tillich, elle pré­serve en même temps, en trem­blant et en hési­tant, l’es­poir que rien ne doit res­ter tel qu’il est. »

À par­tir de la pan­dé­mie et en se met­tant au ser­vice secret de l’État, la socio­lo­gie de Bude change de fonc­tion. Elle n’a plus comme but de don­ner une parole aux sans-paroles, elle ne tra­vaille plus à faire entendre l’expérience des « gens ».

Tout à fait au contraire, la socio­lo­gie de Bude tra­vaille désor­mais à impo­ser le consen­te­ment des experts aux gens, tout en gar­dant la maî­trise de l’in­ter­pré­ta­tion. Les socio­logues font donc tou­jours par­ler les gens, mais dans un sens oppo­sé, en leur impo­sant ce qu’il y a à dire et à pen­ser. Ain­si, cette socio­lo­gie se trans­forme-t-elle en parole de l’État. Et comme telle, elle vise même à pro­duire et à sou­te­nir la peur à l’aide de scé­na­rios fic­tifs et de tech­niques d’intimidation systématique.

Que veut dire dès lors « jouer la carte socio­lo­gique » (Bude 2014, 9 ; 2022, 254) ?

La méta­phore que Bude aime à répé­ter implique la réponse à la ques­tion. La carte n’est pas le joueur. Le joueur de cartes uti­lise les cartes pour jouer son jeu avec des inten­tions qui ne relèvent pas néces­sai­re­ment du conte­nu de la carte. La carte, la socio­lo­gie ou la « science » en l’occurrence, a une valeur pure­ment ins­tru­men­tale dans ce jeu. Selon le jeu qu’il s’agira de jouer, le socio­logue ou le « scien­ti­fique » de Bude joue­ra ses cartes à des moments dif­fé­rents et à des fins différentes.

De même, on ne pour­ra pas repro­cher un manque de réflexion au joueur de cartes scien­ti­fiques. Mais la réflexion ne se fait pas au ser­vice de la science, de l’observation ou de la connais­sance. Et elle ne se fait cer­tai­ne­ment pas dans une visée cri­tique, voire auto­cri­tique. La réflexion de Bude est une réflexion pure­ment stra­té­gique. Ain­si, la réflexion sur le savoir scien­ti­fique reste aus­si ins­tru­men­tale que le savoir dont elle joue. Car « dans le champ scien­ti­fique comme ailleurs, il n’existe pas d’instance à légi­ti­mer les ins­tances de légi­ti­mi­té. » (Bour­dieu, 2001, 126)

Notes

  1. Sui­vant l’expression de la page de pré­sen­ta­tion de BVA Nudge Consul­ting à l’adresse https://www.bvanudgeconsulting.com/fr/a‑propos/the-team/. ↩︎
  2. https://​frag​dens​taat​.de/​b​l​o​g​/​2​0​2​0​/​0​4​/​0​1​/​s​t​r​a​t​e​g​i​e​p​a​p​i​e​r​-​d​e​s​-​i​n​n​e​n​m​i​n​i​s​t​e​r​i​u​m​s​-​c​o​r​o​n​a​-​s​z​e​n​a​r​i​en/ ↩︎

Bibliographie

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  • Bour­dieu, Pierre. 2001. Science de la science et réflexi­vi­té : cours du Col­lège de France, 2000 – 2001. Paris : Rai­sons d’agir.
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  • Stie­gler, Bar­ba­ra. 2019. « Il faut s’adapter » : sur un nou­vel impé­ra­tif poli­tique. Paris : Gallimard.