Le virus du nouveau libéralisme

Le nou­vel ouvrage que Bar­ba­ra Stie­gler publie en col­la­bo­ra­tion avec Fran­çois Alla (pro­fes­seur de san­té publique à l’université de Bor­deaux), remet en contexte les ana­lyses De la démo­cra­tie en Pan­dé­mie : San­té, recherche, édu­ca­tion(2021. Gal­li­mard). 

Les auteurs partent de la convic­tion ori­gi­nelle, chère à la nou­velle « éco­no­mie com­por­te­men­tale », qui vient à dépla­cer l’agent du choix ration­nel de l’é­co­no­mie tra­di­tion­nelle, par­tant d’une psy­cho­lo­gie de l’é­vo­lu­tion du retard humain :

Tan­dis que, dans le libé­ra­lisme des ori­gines, les indi­vi­dus étaient dési­gnés comme les leviers natu­rels de la com­pé­ti­tion et qu’ils étaient jugés natu­rel­le­ment enclins à favo­ri­ser l’innovation, le nou­veau libé­ra­lisme a réus­si à impo­ser, avec « l’économie com­por­te­men­tale », le constat inverse : les indi­vi­dus et les col­lec­tifs seraient mal équi­pés sur le plan cog­ni­tif, leurs rai­son­ne­ments seraient sys­té­ma­ti­que­ment biai­sés et ils seraient natu­rel­le­ment défiants face à la nou­veau­té en géné­ral et aux inno­va­tions en par­ti­cu­lier. (Alla, F., & Stie­gler, B. (2022). San­té publique année zéro. Édi­tions Gallimard.)

Ce que le phi­lo­sophe Gün­ther Anders ana­ly­sait encore comme la « honte pro­mé­théenne » de la concep­tion du monde tech­nique – la « honte de la qua­li­té ‹hon­teu­se­ment› éle­vée » de nos mar­chan­dises (Anders, G. (1988). Die Anti­quier­theit des Men­schen. Bd. 1. Beck, p. 34) – devient, avec l’é­co­no­mie com­por­te­men­tale, un trait natu­rel de l’être humain. L’être humain est trop irra­tion­nel, trop bor­né, trop lent, top émo­tion­nel pour se sai­sir de la réa­li­té qu’il contri­bue pour­tant lui-même à façon­ner, voire à créer. 

C’est exac­te­ment le même type d’analyse que l’on retrouve aujourd’hui dans l’anthropologie domi­nante des néo­li­bé­raux, qui saturent l’espace public avec la notion de « biais cog­ni­tifs » emprun­tée aux neu­ros­ciences, pour mieux légi­ti­mer le recours à des tech­niques d’ingénierie sociale fon­dées sur l’incitation douce et jus­ti­fier la renais­sance d’un « pater­na­lisme soft ». Au lieu de recueillir le consen­te­ment libre et éclai­ré des indi­vi­dus, il s’agit de fabri­quer le consen­te­ment des popu­la­tions par une série de « coups de coude » (nudges) les pous­sant dans la « bonne direc­tion » qu’elles sont jugées inca­pables d’apercevoir et de dési­rer par elles-mêmes. (ibid.)

Dans la pers­pec­tive néo­li­bé­rale, la figure de l’ex­pert – expert en éco­no­mie, expert en poli­tique, expert en sciences, expert en san­té… – inter­vient donc pour sup­pléer à la défi­cience humaine. De cette manière, la fonc­tion de l’ex­pert tient dans la média­tion entre les per­sonnes natu­rel­le­ment retar­dées, et le monde com­plexe de la science, de la tech­nique, de l’é­co­no­mie et de la politique. 

Dans cette concep­tion, la véri­té d’une crise épi­dé­mique et la défi­ni­tion du bien com­mun qui en découle ne peuvent être sai­sies que d’en haut, par un arbi­trage des diri­geants et des experts qui trans­cende la lutte démo­cra­tique des inté­rêts pri­vés et des opi­nions diver­gentes. (ibid.)

On aura com­pris que le rôle des experts est par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant en temps de crise, où l’ir­ra­tio­na­li­té des peuples et leur retard évo­lu­tif risque de l’emporter sur les seules déci­sions et mesures scien­ti­fi­que­ment légitimes. 

Évi­dem­ment, le grand pro­grès du nou­veau pater­na­lisme se pré­sen­tait d’emblée comme un for­mi­dable retour vers un hygié­nisme héri­té du XIXᵉ siècle.

Du point de vue de l’histoire de la san­té publique, ces pre­mières mesures appa­rais­saient comme une immense régres­sion. Tan­dis que l’approche socio-envi­ron­ne­men­tale des ques­tions sani­taires avait réus­si à s’imposer, à par­tir des années 1970 – 1980, comme le cœur de la san­té publique moderne, l’ancien modèle pas­teu­rien puis bio­mé­di­cal, celui de l’hygiénisme triom­phant qui croyait pou­voir soi­gner en éra­di­quant les agents patho­gènes à coups de mesures auto­ri­taires, fai­sait son grand retour. (ibid.)