„Das nenn ich mal nen Fortschritt : aus Fremdenhass wird Nächstenhass, weil da haben wir statt Rassisten nur mehr Multikulti-Misantropen. Jetzt können sie jeden denunzieren der ihnen nicht passt, solang er nur hustet, hechelt, röchelt … atmet.“ (Lisa Eckhart)
« En même temps qu’une volonté s’affirme de solidarité et de bienveillance à l’égard d’autrui […], écrit la sociologue Elsa Gisquet dans un récent article1, s’installe insidieusement une société morcelée où chacun cherche à exclure en identifiant les catégories de population à risque, que l’on peut mettre en parallèle avec des classes potentiellement dangereuses. »
Dans son analyse du moralisme de la nouvelle ‘éthique de la responsabilité’ sanitaire, Elsa Gisquet démasque la grimace de la bienveillance qui se cache derrière les discours et les pratiques de la nouvelle solidarité antivirale. La sociologue y décèle comme une récapitulation des signes de distinction et de ségrégation sociales, issues des habitus de lutte de classe de la bourgeoisie. La moralisation des discussions sur le port des masques porterait donc les traits de ces stratégies de distinction sociale, issue de la bourgeoisie.
Dans leur Sociologie de la bourgeoisie, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, invoqués par la sociologue, avaient en effet détaillé le rapport à l’espace particulier de la grande bourgeoisie, dont l’une des fonctions premières consistait en le « rejet de la mixité sociale et de la solidarité avec les plus démunis2 ».
À partir de ce constat, Elsa Gisquet reprend à son compte la notion de « place identity » comme projection de la distinction de la classe bourgeoise sur un espace qui doit opérer comme périmètre de sécurité contre l’aliénation de l’autre (les impécunieux, la plèbe, les incultes …). En l’occurrence, les autres ce sont les foules, la populace parisienne qu’on évite grâce à ses résidences secondaires, mais aussi ces nantis qui colonisent les lieux les plus chics de la province pour y échapper aux restrictions de la ville et suscitent ainsi les critiques de l’irresponsabilité des nantis par les habitants réguliers des villégiatures de prestige.
Gisquet pointe le changement social inhérent à ces nouvelles tensions : « une brèche s’est peut-être ouverte à ce moment de l’épidémie : il avait été possible de dire, d’écrire qu’on ne voulait plus de l’autre. La narration au sujet du rejet de l’autre avait paru sinon acceptable, du moins compréhensible et s’était en tout cas exprimée, y compris du côté des édiles. »
Il transparait aisément que tout discours, que toute velléité affichée de responsabilité, de morale ou d’obligation, que tout rappel de conscience n’est pas toujours et nécessairement bienveillant. Loin s’en faut. Si rien n’est bon dans le monde hormis une bonne volonté, cette volonté ne dit pas toujours tout, et parfois ne sait même pas ce qui la motive. Derrière la nouvelle solidarité, derrière l’étonnante sélectivité du principe de précaution épidémiologique se cache une redoutable force de désagrégation du lien social. C’est la raison pour laquelle, et les exemples d’ Elsa Gisquet le montrent, l’habitus de la distinction sociale ne permet pas de saisir l’ampleur de la transformation du vivre-ensemble dont nous témoignons à l’heure actuelle.
Car le champ de bataille de la grande pandémie moralisatrice ne tient pas tant dans la distanciation sociale et dans la technique de la séparation spatiale des classes que dans la symbolique d’un nouvel accessoire de mode, quasi universellement accessible. Si les espaces résiduels exclusifs qui n’y sont pas soumis restent le privilège d’un nombre très restreint de personnes et s’ils se manifestent, en règle générale, surtout par leur discrétion, c’est le port du masque qui s’est imposé comme arme de guerre privilégiée de la moralisation. Même si, dans un contexte très différent, le philosophe allemand Hermann Lübbe faisait remarquer à juste titre dans quelle mesure la bonne conscience agissait comme condition préalable à l’ « acte de l’homicide politique »3.
Si nous suivions l’analyse d’Elsa Gisquet, nous pourrions voir dans la morale du masque une autre mise en œuvre du vieux rêve de la petite-bourgeoise : celle de participer à ce qu’elle perçoit comme la morale condescendante des dominants. Mais à cet endroit, si la sociologue ne semble à même d’éclaircir à la violence de la nouvelle moralisation, cette dernière me semble bien plutôt motivée par le ressentiment le plus profond de la petit-bourgeois, que par le mimétisme toujours superficiel de l’habitus de la classe dominante.
À mon sens, on ne comprendra pas grand-chose aux débats et aux discussions sur le port des masques si l’on fait l’impasse du « poison » affectif de la distinction petite-bourgeoise. Car contrairement à la distinction sociale de la grande bourgeoisie, la petite bourgeoisie qui s’impose comme étant si évidente et naturelle, n’arrive à signaler son identité que par la supercherie : supercherie comportementale, supercherie verbale, supercherie matérielle et supercherie moralisatrice. Autant de caractéristiques dont la politique petite-bourgeoise regorge.
Dans son fameux traité sur le ressentiment dans la morale, Max Scheler proposait la graduation affective suivante en direction du ressentiment : sentiments et impulsions de vengeance, haine, malice, envie, jalousie et hargne. (Rachegefühl und ‑impuls, Hass, Bosheit, Neid, Scheelsucht, Hämischkeit4). Le ressentiment naît, si l’on suit Scheler, quand ces sentiments sont interdits de leur expression normale et donc accompagnés d’une conscience de de l’impuissance. C’est dans l’inaction paralysée que les sentiments de vengeance, d’envie et de jalousie, que la hargne et la malice se crispent dans l’ambivalence autoritaire bien-connue de la petite-bourgeoise. La disposition vindicative se transforme ainsi en une morale vide mais d’autant plus rancunière de l’obligation. « Il faut ! » et « vous devez ! » peu importe le contenu de l’impératif : « La soif de vengeance existante cherche alors des opportunités pour son déclenchement. On attaque, en fait, là où l’on pense ne pouvoir que se venger. » C’est du fait du ressentiment que la défense de la solidarité, que la protection des faibles, des veuves et des orphelins, que la revendication de la responsabilité se transforme en une agression incessante envers tout ce qui est autre.
Contre la morale de l’esclave nietzschéenne, Scheler rappelle avec pertinence que le ressentiment ne naît pas d’une soumissivité reconnue, mais de la tension entre une prétention hypertrophiée et une réalité décevante. Le ressentiment porte la marque de ce conflit entre une revendication imaginaire ressentie comme méritée et une situation réelle où la reconnaissance de l’exigence reste frustrée.
La violence et la force mêmes des revendications moralisatrices des nouveaux prêcheurs de la solidarité sanitaire porte le ressentiment refoulé au grand jour. Et quoi de mieux que la morale pour se faire ou se refaire un sentiment de grandeur et d’importance dans les réseaux sociaux ou aux cafés du commerce que l’imposition de nouvelles lois aux prétentions universelles ? Car, d’après le pathos absurde de ces prêcheurs dont personne n’avait entendu la voix auparavant, il en va de la vie et de la mort de nos concitoyens. Là où la grande bourgeoisie se satisfait de se retrancher derrière ses enclos protégés et de s’isoler dans la bonne compagnie de leurs pairs, les petits-bourgeois, sans échappatoire, ne peuvent rêver que d’enfermer ou d’exclure celles et ceux qui n’obéissent pas à leurs prescriptions. La haine de soi si caractéristique de la petite-bourgeoise dans son désir d’être autre, y trouve l’exutoire socialement reconnu de son acrimonie.
Et comme l’agression bien-pensante ne paraît que trop évidente, certains se proposent déjà de concevoir le virus comme promesse d’un prochain état de nature à l’image de celui inventé par Hobbes, où il n’y aura « aucune mesure du temps ; pas d’arts, pas de lettres, pas de société, et, ce qui est le pire de tout, la crainte permanente, et le danger de mort violente ; et la vie de l’homme est solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève »5. À moins, évidemment, que nous ne suivions les obligations du jour, cristallisées dans des législations de plus en plus hâtives et absurdes.
Loin des discussions scientifiques sur l’utilité ou la futilité du port de masque, le port de ce nouvel accessoire de mode politisé signale, avant toute autre chose, que toute personne que nous rencontrons aujourd’hui, que ce soit dans un espace clos, à l’air libre dans la rue ou même en forêt, représente un danger de maladie, voire de mort potentiel. C’est ce que nous rappellent les médias à longueur de journée et c’est ce dont se gargarisent les ‘penseurs’ auto-proclamés de la société pandémisée. Grâce à la politisation et à la moralisation du virus, l’hégémonie du ressentiment semble enfin acquise. « C’est très simple, expliquait l’un de mes ‹amis› Facebook, ou bien nous obéissons, ou bien on nous contraint d’obéir ». L’énoncé aurait tout aussi bien être proférée par l’un de nos épidémiologues ou virologues publics, qui désormais font régulièrement la une de nos journaux. Voilà comment la petite-bourgeoisie s’imagine remporter sa petite bataille morale contre le virus et bien d’autres fléaux encore. Qui cherche, trouve ; ne serait-ce que les manquements à la probité sanitaire de nos semblables.
Le constat ne s’arrête évidemment pas à la moralisation des pédants. Elle vaut encore pour la ruse de la nouvelle « politique symbolique » de santé (à défaut d’une politique concrète sachant assumer et évaluer rationnellement les risques réels).
Cette « politique symbolique » se caractérise d’abord par la substitution des notions politiques de la santé et de la maladie, des soins et de la prévention par les termes moralisateurs de respect, de responsabilité, de culpabilité et de devoir. Ces derniers ont également pris la place de l’économie traditionnelle des fonctions sanitaires de l’État-providence.
« Ça coutera ce que ça coûtera » nous assène la nouvelle voix de la protection symbolique. Jusqu’à ce jour, l’énoncé aura certainement été plus courant lors des loisirs privés dans les boutiques de luxe de la rue Philippe II, que dans les manifestations politiques officielles de nos représentants. Sans autre transition, nous passons donc de l’austérité moralisée à la dilapidation non moins moralisée de celles et ceux qui, soudainement, se sont trouvé une nouvelle vocation par-delà les symboles de la consommation ostentatoire : celle de protéger le peuple contre un ennemi invisible. Qui a donc besoin de penser quand on a les moyens de dépenser ? Réification réactive : achetons d’abord, voyons voir ce qui se passera, et réfléchissons ensuite sur ce que nous allons acheter après. Et si les dépenses des marchandises de la santé – les masques, les tests, les vaccins – devait aller de pair avec l’assèchement du budget de l’État, les crédits consommation nous assureront un flux continu de produits salvateurs.
Retour à la normale : « […] le masque, écrivait Samanth Subramanian dans un redoutable article du Guardian fin avril, s’adresse à nos pulsions consuméristes les plus profondes. En l’absence de médicament ou de vaccin, le masque est la seule protection matérielle que nous pouvons acheter ; c’est un produit, et nous avons été formés comme des phoques pour réagir aux produits.6 » Il va sans dire que le réflexe conditionné de l’achat prend un sens tout particulier dans un pays où l’accumulation et la consommation déterminent les valeurs les plus fondamentales de la vie sur terre.
Au passage, on aura également pu remarquer un autre effet secondaire non-négligeable de cette politique des symboles réifiés : derrière le masque de l’éthique de responsabilité sans prix, l’État prépare le terrain aux campagnes électorales à venir de certains politiciens providentiels. Et les contribuables apprécient, s’il faut en croire les divers sondages et micros-trottoirs. Rarement, on ne s’est senti autant en sécurité qu’au moment où nos mères et pères politiques se sont mis à déclarer la fin de l’austérité. Comment ne pas réélire celles et ceux qui se sont résolus à ne plus épargner aucune dépense pour notre bien-être et notre sentiment de sécurité ici et maintenant ? Et pour le remboursement, on verra plus tard. Achetons d’abord, consommons comme s’il en allait de notre vie et du salut de notre âme.
Qu’en est-il alors des références et des critères traditionnels de la politique de santé ? Si ces derniers existent encore, ils ne se légitimisent plus que comme conséquences nécessaires de la nouvelle morale : parce que nous devons être responsables, nous devons veiller à notre santé par respect pour les autres. L’abrogation de toute éthique des soins transparaît le plus aisément avec l’inversion de l’impératif. Si nous faisons défaut à notre devoir, nous devenons aussitôt responsables du pire : responsables de l’homicide (imaginaire) volontaire ou involontaire de dizaines, voire de centaines de personnes, sans même parler du « sacrifice » des „groupes à risque“ que les moralisateurs adorent brandir pour court-circuiter toute réflexion sur la politique symbolique.
Ce qui ainsi se présente comme une nouvelle politique et comme nouvelle morale de la solidarité cache son contraire : la guerre larvée de tous contre tous. Sous le règne du virus la morale a tôt fait d’instaurer un nouveau régime de l’homo homini lupus. À l’époque de la réaction sécuritaire contre les terroristes, on arrivait du moins à cibler certains groupes de personnes comme de possibles assassins malveillants. Avec le virus, nous sommes tous devenus des auteurs potentiels d’attentats suicides. Mieux que le fantasme du terrorisme global, le virus politisé permet l’imposition imaginaire de la construction classique de l’état de nature au sein même de la société pour établir une nouvelle société de la xénophobie généralisée.
Notes
- Gisquet, E. (8 août 2020). Covid-19 : quand la prévention mène au rejet de l’autre. The Conversation, https://theconversation.com/covid-19-quand-la-prevention-mene-au-rejet-de-lautre-145119 ↩
- Pinçon, M., & Pinçon-Charlot, M. (2016). Sociologie de la bourgeoisie. La Découverte, p. 53. ↩
- Lübbe, H. (2019). Politischer Moralismus : Der Triumph der Gesinnung über die Urteilskraft. Münster : LIT Verlag. ↩
- Scheler, M. (2017). Das Ressentiment im Aufbau der Moralen (M. S. Frings, Éd.; 3. Auflage). Vittorio Klostermann GmbH. ↩
- Hobbes, Th. (1651) Leviathan. Ch. VI. ↩
- Subramanian, S. (2020, avril 28). How the face mask became the world’s most coveted commodity. The Guardian. https://www.theguardian.com/world/2020/apr/28/face-masks-coveted-commodity-coronavirus-pandemic ↩