La chimie mentale

Mal­gré la grande influence de la théo­rie séro­to­ni­ner­gique de la dépres­sion, aucun exa­men com­plet n’a encore syn­thé­ti­sé les preuves per­ti­nentes. (Mon­crieff et al. (2022). The sero­to­nin theo­ry of depres­sion : A sys­te­ma­tic umbrel­la review of the evi­dence. Mole­cu­lar Psy­chia­try, p. 1.)

Pen­dant les années 1990, les anti­dé­pres­seurs tri­cy­cliques (années 1950) furent pro­gres­si­ve­ment rem­pla­cés par de nou­veaux anti­dé­pres­seurs inter­ve­nant comme inhi­bi­teurs sélec­tifs de la recap­ture de la séro­to­nine (ISRS).

C’est de cette même époque que date la pro­pa­ga­tion sys­té­ma­tique de la « théo­rie » séro­to­ni­ner­gique des dépres­sions. D’après cette hypo­thèse, deve­nue convic­tion com­mu­né­ment par­ta­gée depuis, les dépres­sions seraient dues à un dés­équi­libre neu­ro­mé­ta­bo­lique cau­sant un niveau défi­cient de séro­to­nine dans le cerveau.

Éton­nam­ment, cette théo­rie se répan­dait en dépit du fait que de pre­mières études scien­ti­fiques sou­te­naient, dès les années 2000, que l’hypothèse de la défi­cience du neu­ro­trans­met­teur, n’avait pas seule­ment pas pu être confir­mée, mais qu’elle repo­sait sur une repré­sen­ta­tion sim­pliste de la neu­ro­lo­gie céré­brale. (Voir Lacasse, J. R., & Leo, J. (2005). Sero­to­nin and Depres­sion : A Dis­con­nect bet­ween the Adver­ti­se­ments and the Scien­ti­fic Lite­ra­ture. PLoS Medi­cine, 2(12), e392.).

De fait, la « théo­rie » séro­to­ni­ner­gique rele­vait sur­tout d’une stra­té­gie de mar­ke­ting amé­ri­caine, où les com­pa­gnies phar­ma­ceu­tiques fai­saient direc­te­ment la pro­mo­tion de leurs mar­chan­dises auprès de leurs clients poten­tiels (la fameuse « direct-to-consu­mer adver­ti­sing » (DCTA), à par­tir de 1997). Notons au pas­sage que la Com­mis­sion Euro­péenne a voté contre les publi­ci­tés phar­ma­ceu­tiques directes aux consom­ma­teurs en 2002.

L’i­dée jamais vali­dée du dés­équi­libre neu­ro­chi­mique était éga­le­ment la manière dont l’industrie phar­ma­ceu­tique ‹ ven­dait › son dis­cours publi­ci­taire aux méde­cins géné­ra­listes et aux psy­chiatres, offrant une expli­ca­tion simple, aisée à com­prendre et mani­fes­te­ment convain­cante. (Voir Kra­vitz et al. (2005). Influence of patients’ requests for direct-to-consu­mer adver­ti­sed anti­de­pres­sants : A ran­do­mi­zed control­led trial. JAMA, 293(16), p. 1995‑2002.)

Les suc­cès de ce mar­ke­ting furent impres­sion­nants, autant chez les spé­cia­listes que chez le grand public. Cer­tains son­dages sug­gèrent, comme le rap­pellent Mon­crieff et al. (2022), que presque 80% du public croient à la théo­rie du dés­équi­libre neu­ro­lo­gique. On la retrouve par ailleurs dans la majeure par­tie des manuels de psy­chia­trie et de psy­cho­pa­tho­lo­gie comme une véri­té qui n’est plus remise en ques­tion. Une autre illus­tra­tion de la pro­duc­tion du fameux « consen­sus scientifique ».

Or, n’en déplaise à sa force de convic­tion lar­ge­ment entre­te­nue par l’industrie, la concep­tion séro­to­ni­ner­gique de la dépres­sion n’a jamais pu être démon­trée scientifiquement. 

C’est ce que montre de nou­veau un exa­men sys­té­ma­tique de l’ensemble des preuves (ou de leur absence) en faveur de la sup­po­sée neu­ro­bio­lo­gie des dépres­sions qui conclut : 

L’exa­men des prin­ci­paux cou­rants de recherche sur la séro­to­nine montre qu’il n’existe aucune preuve convain­cante que la dépres­sion est asso­ciée à, ou cau­sée par, une concen­tra­tion ou une acti­vi­té plus faible de la séro­to­nine. » (Mon­crieff et al., p. 11)

La méta-étude sur plus de 30 ans de recherche sug­gère donc que « l’é­norme effort de recherche fon­dé sur l’hy­po­thèse de la séro­to­nine n’a pas pro­duit de preuves convain­cantes d’une base bio­chi­mique à la dépres­sion. » (ibid. p. 12)

En atten­dant, des mil­lions et des mil­liards de spé­cia­listes et de « clients » poten­tiels ont été convain­cus que la dépres­sion relève de fac­teurs bio­lo­giques et ne peuvent en consé­quence être trai­tés que par la consom­ma­tion à vie de psychotropes.

Ce n’est assu­ré­ment pas affir­mer que ces « anti­dé­pres­seurs » manquent d’ef­fets. Un médi­ca­ment peut bien évi­dem­ment avoir des effets (et des effets secon­daires !) sans que l’on sache par­fai­te­ment pourquoi. 

Mais avec l’in­va­li­da­tion de la théo­rie neu­ro­bio­lo­gique de la dépres­sion, on n’al­lé­gue­ra plus que les anti­dé­pres­seurs gué­rissent de la dépres­sion. Ils en dimi­nuent tout au plus cer­tains symp­tômes pen­dant une durée déter­mi­née, et au prix d’ef­fets secon­daires par­fois for­te­ment inva­li­dants. Ne men­tion­nons même pas la dis­cus­sion contro­ver­sée, tou­jours ouverte sur l’aug­men­ta­tion du taux de sui­cide chez les enfants et les ado­les­cents. (Voir For­na­ro, M.et al (2019). The FDA « Black Box » War­ning on Anti­de­pres­sant Sui­cide Risk in Young Adults : More Harm Than Bene­fits ? Fron­tiers in psy­chia­try, 10, p. 294.)

Le suc­cès des ISRS repré­sente donc sur­tout aus­si le triomphe d’une cam­pagne publi­ci­taire, visant à trans­for­mer la souf­france psy­chique en une demande durable (à vie) de consom­ma­tion de psychotropes.

Voir : Mon­crieff, J., Cooper, R. E., Sto­ck­mann, T., Amen­do­la, S., Hen­gart­ner, M. P., & Horo­witz, M. A. (2022). The sero­to­nin theo­ry of depres­sion : A sys­te­ma­tic umbrel­la review of the evi­dence. Mole­cu­lar Psy­chia­try, p. 1‑14. https://​www​.nature​.com/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​s​4​1​3​8​0​-​022 – 01661‑0