Le miracle de la crise sanitaire

Le 17 mars 2020, le pre­mier ministre et ministre d’État, Xavier Bet­tel, déclare l’état de crise sur le ter­ri­toire natio­nal. Ce fut la pre­mière invo­ca­tion du nou­veau para­graphe 4 de l’article 32 de la Consti­tu­tion : « En cas de crise inter­na­tio­nale, de menaces réelles pour les inté­rêts vitaux de tout ou par­tie de la popu­la­tion ou de péril immi­nent résul­tant d’atteintes graves à la sécu­ri­té publique, le Grand-Duc, après avoir consta­té l’urgence résul­tant de l’impossibilité de la Chambre des Dépu­tés de légi­fé­rer dans les délais appro­priés, peut prendre en toutes matières des mesures réglementaires. » 

Lors des débats autour de la révi­sion du 13 octobre 2017, le juriste et dépu­té de Déi Lenk Serge Urba­ny avait à juste titre atti­ré l’attention sur la nature pro­blé­ma­tique de cette dis­po­si­tion : « L’état d’urgence en France nous montre éga­le­ment qu’il s’agit d’une res­tric­tion géné­rale de la liber­té de réunion et d’autres droits fon­da­men­taux. […] Il s’agit tou­jours aus­si de ’l’ordre public’ tel que l’entendent les gou­ver­ne­ments. » Le 1er juin 2017, son par­ti décla­rait donc offi­ciel­le­ment que l’« état d’exception [était] un corps étran­ger dans la démo­cra­tie, parce qu’il signi­fie, dans son essence, l’annulation de la sépa­ra­tion des pouvoirs ».

Le débat poli­tique sur la nature pro­blé­ma­tique de cette révi­sion de la consti­tu­tion fut rapi­de­ment oublié quand, avec l’apparition du Covid-19, le 21 mars à 16h30, la Chambre des dépu­tés adop­ta la durée maxi­male de l’état d’exception, une motion et une réso­lu­tion déci­dées à l’unanimité. Et s’il faut en croire les petits son­dages média­tiques publiés ici ou là, la déci­sion fut lar­ge­ment plé­bis­ci­tée par la popu­la­tion de natio­na­li­té luxem­bour­geoise, infor­mée exclu­si­ve­ment en langue luxem­bour­geoise par le gouvernement.

Depuis lors, la dis­cus­sion poli­tique, le débat juri­dique, les ques­tions sur la nature et la signi­fi­ca­tion d’un état d’exception au sein de notre démo­cra­tie semblent avoir dis­pa­ru de la sur­face de la terre pour lais­ser place aux seules ques­tions pra­tiques liées à l’aplatissement de la courbe, et à l’admiration envers les ges­tion­naires éta­tiques de la crise, au cœur de pané­gy­riques qui ont com­men­cé à fuser autant dans les médias tra­di­tion­nels que sur l’internet.

Les derniers garde-fous tombent

Impos­sible donc de réflé­chir à la signi­fi­ca­tion poli­tique de l’état d’exception, quand l’imaginaire démo­cra­tique des inter­lo­cu­teurs s’est com­pul­si­ve­ment res­ser­ré sur les seules ques­tions de l’angoisse de mort, du confi­ne­ment et de la réduc­tion for­cée du consu­mé­risme. Face à la léta­li­té d’une mala­die qui tue pro­ba­ble­ment entre un et deux pour cent des infec­té-e‑s, toute ques­tion non pra­tique, toute remise en ques­tion de la sus­pen­sion des droits et liber­tés fon­da­men­taux des citoyen-ne‑s, toute hési­ta­tion face à l’attribution de pou­voirs extra­or­di­naires à l’exécutif se heurte à la mora­li­sa­tion effa­rou­chée des repré­sen­tant-e‑s démocratiques.

Pour­tant, même si les déci­sions et mesures devaient s’avérer jus­ti­fiées sur le plan pra­tique, et pro­por­tion­nelles par rap­port à la menace réelle – ce dont on pour­ra juger après la pan­dé­mie –, la ques­tion poli­tique per­siste : que signi­fie l’état d’exception pour une démo­cra­tie quand on sait que l’un de ses pen­seurs – Carl Schmitt – le conce­vait comme la « dic­ta­ture des com­mis­saires » ? Les juristes nous diront si une telle dic­ta­ture consti­tu­tion­nelle aura été incon­tour­nable pour mettre en place les mesures pra­tiques inouïes aux­quelles nous nous trou­vons sou­mis-es aujourd’hui.

Pour les jour­na­listes, la signi­fi­ca­tion poli­tique a com­men­cé à faire jour avec le com­mu­ni­qué offi­ciel de l’ALJP, publié début avril, atti­rant l’attention sur « la ten­dance du gou­ver­ne­ment à ver­rouiller l’information et l’accès à celle-ci ». Allant plus loin, l’ALJP consta­tait enfin ce que les jour­naux tai­saient encore : le fait « que le gou­ver­ne­ment veut trans­gres­ser cer­taines limites – concer­nant par exemple l’accès de la presse aux ins­tal­la­tions hos­pi­ta­lières, les sta­tis­tiques publiées, etc. – et fait pen­cher la balance du mau­vais côté ». Après la liber­té de mou­ve­ment, la liber­té de réunion, la liber­té d’association, la liber­té de pra­ti­quer sa foi, la liber­té pro­fes­sion­nelle et le droit au tra­vail, voi­là donc la liber­té d’expression et d’information qui se voit sacri­fiée sur l’autel du droit à la sécu­ri­té. Il ne manque plus dès lors que la sus­pen­sion de la pro­tec­tion des don­nées à carac­tère per­son­nel, à laquelle tra­vaillent déjà nos voi­sins, pour effa­cer les der­nières dif­fé­rences les plus évi­dentes entre la monar­chie consti­tu­tion­nelle et la monar­chie absolue.

La crise sani­taire offre une actua­li­sa­tion his­to­rique éton­nante de ce que Jür­gen Haber­mas dési­gnait, à une autre époque et dans un contexte dif­fé­rent, la « reféo­da­li­sa­tion » de l’espace public. L’espace public consti­tue ce lieu, selon Haber­mas, qui s’interpose entre la socié­té et le pou­voir et qui per­met aux citoyen-ne‑s de par­ti­ci­per au débat public sur l’exercice du pou­voir. Dans cette pers­pec­tive, l’État repré­sente l’opposant de la ’publi­ci­té’ démo­cra­tique et non, comme dans le cas du sys­tème féo­dal, le lieu même du public. Dans ce sens, la reféo­da­li­sa­tion désigne donc un pro­ces­sus de dis­so­lu­tion des limites que l’espace public impo­sait au pou­voir per­son­nel des régnant-e‑s. Ce que Haber­mas n’a ces­sé d’ignorer pour­tant, et ce que ses pré­dé­ces­seur-e‑s à Franc­fort ne ces­saient de déchif­frer, c’est l’envergure de la demande de reféo­da­li­sa­tion par les repré­sen­tant-e‑s de l’espace public eux-mêmes et elles-mêmes.

Un parlement dépossédé de ses droits malgré lui

En poin­tant la ten­dance à la sup­pres­sion de l’espace public et la reféo­da­li­sa­tion exé­cu­tive en cours, le com­mu­ni­qué de l’ALJP per­met tou­te­fois d’ores et déjà de mesu­rer la dis­tance entre la pra­tique réelle de l’exécutif pen­dant l’état d’exception et les bonnes inten­tions offi­ciel­le­ment annon­cées. Assu­ré­ment, nous explique-t-on du côté de l’exécutif, « le contrôle par­le­men­taire est […] plei­ne­ment garan­ti ». Lors de la séance publique du 20 mars, Fer­nand Etgen, le pré­sident de la Chambre des dépu­té-e‑s, rap­pe­lait que, sur­tout « dans un état de crise, les prin­cipes d’un État de droit sont plus impor­tants que jamais et la mis­sion de contrôle de la Chambre est fon­da­men­tale ». Hon­ni soit qui mal y pense.

Quand Carl Schmitt publiait sa « Théo­lo­gie poli­tique » en 1922, il ouvrait son argu­ment par la for­mule bien connue : « Est sou­ve­rain qui décide de l’état d’exception. » Ce fai­sant, Schmitt atti­rait l’attention sur un point hasar­deux de la Consti­tu­tion, devant garan­tir la norme juri­dique fon­da­men­tale de l’État de droit. L’exception ne pou­vant être défi­nie, sa décla­ra­tion dépend donc d’une déci­sion qui inverse le rap­port entre droit et pou­voir : « C’est là que la déci­sion se sépare de la norme juri­dique, et (pour le for­mu­ler para­doxa­le­ment) là l’autorité démontre que, pour créer le droit, il n’est nul besoin d’être dans son bon droit.1 »

Pas­sons sur la dis­cus­sion épi­neuse de savoir si une telle dic­ta­ture des com­mis­saires repré­sente un « mini­mum de consti­tu­tion » qui sus­pend la Consti­tu­tion pour mieux la réta­blir ensuite, comme le sou­te­nait Schmitt dans « La dic­ta­ture », ou si, sui­vant l’interprétation d’Agamben, elle ouvre une « zone d’anomie abso­lue » au sein même du droit, où fait et loi coïn­cident et la vio­lence n’est jamais loin. C’est ce que le juriste Frank Wies sou­te­nait en 2016 dans son article sur l’état d’urgence au Luxem­bourg : « L’état d’urgence reste avant tout une mise en sus­pen­sion de l’État de droit, un dés­équi­libre au pro­fit du pou­voir exé­cu­tif dans un but de sau­ve­garde de l’ordre public et au détri­ment de liber­tés fon­da­men­tales. » (forum, n° 361, p. 59.) Ne nous trom­pons donc pas sur l’espace que ce déci­sion­nisme ouvre à la norme per­son­nelle du souverain.

Il va sans dire que la gou­ver­nance par décrets d’une monar­chie moderne ne peut se pas­ser d’une nar­ra­tion légi­ti­ma­trice de ses déci­sions. « Nous ne sommes tout de même pas en Hon­grie », me répon­dait même un ancien oppo­sant à l’état d’exception. Comme d’accoutumée, cette nar­ra­tion recourt empha­ti­que­ment à l’argument du plus grand bien pour le peuple. Ce fai­sant, notre dic­ta­ture des com­mis­saires tran­si­toire tra­hit non seule­ment sa pro­fonde méfiance à l’égard de l’intelligence et de la matu­ri­té du peuple qu’elle régit ; elle mani­feste encore ce qu’en temps nor­mal elle par­vient si bien à cacher : la méfiance à l’égard de la démo­cra­tie elle-même.

Quand nos droits et liber­tés fon­da­men­tales ont été res­treints et quand même l’information sur notre situa­tion réelle est entre les mains com­pé­tentes de quelques repré­sen­tant-e‑s pas si démo­cra­tiques – des infor­ma­tions qui per­met­traient aux citoyen-ne‑s aver­ti-e‑s d’évaluer la situa­tion et la ges­tion de la crise en se ser­vant « de leur enten­de­ment sans être dirigé[s] par un autre » (Kant) –, le pou­voir montre en acte ce qu’il n’ose pen­ser en paroles : le pater­na­lisme congé­ni­tal du ou de la poli­ti­cien-n‑e luxembourgeois‑e de gauche ou de droite, qu’il ou elle s’imagine en révo­lu­tion­naire anti­ca­pi­ta­liste, en défenseur‑e de l’écologie, en chantre du socia­lisme démo­cra­tique ou en conser­va­teur ou conser­va­trice combattant‑e de la monarchie.

Le pater­na­lisme consiste, selon une défi­ni­tion mini­male, dans « l’interférence d’un État ou d’un indi­vi­du avec une autre per­sonne, contre sa volon­té, et défen­due ou moti­vée par une reven­di­ca­tion selon laquelle la per­sonne avec laquelle l’interférence a eu lieu sera mieux lotie ou pro­té­gée du pré­ju­dice » (Ronald Dworkin).

Le peuple immature guidé par la classe politique

La poli­tique pater­na­liste, c’est celle qui régit avec une sagesse sup­po­sé­ment supé­rieure sur ce qu’elle consi­dère être le bien d’un peuple consi­dé­ré comme mineur et inca­pable de recon­naître son propre bien. En l’occurrence, pour légi­ti­mer l’abolition par­tielle des droits et liber­tés fon­da­men­taux, pour jus­ti­fier la mise en sus­pens de la sou­ve­rai­ne­té du peuple, il fau­drait sup­po­ser les citoyen-ne‑s suf­fi­sam­ment dérai­son­nables pour ne pas com­prendre et mettre en œuvre les mesures sani­taires qui s’imposent. En contre­par­tie, il fau­drait sup­po­ser des diri­geant-e‑s supé­rieu­re­ment clair­voyant-e‑s et expert-e‑s pour prendre les déci­sions les plus rai­son­nables à par­tir d’informations trop redoutables.

Sans doute, la dis­tance qu’une monar­chie consti­tu­tion­nelle a à fran­chir pour se poser en des­po­tisme éclai­ré ne paraît pas si impor­tante à l’habitus de ses diri­geant-e‑s et de ses sujet-te‑s. La crise sani­taire opère comme un for­mi­dable moment de véri­té où les spectres théo­lo­giques et auto­ri­taires se défont de leurs masques juri­diques et poli­tiques pour s’afficher au grand jour. « L’état d’exception », écri­vait Carl Schmitt, « a pour la juris­pru­dence la même signi­fi­ca­tion que le miracle pour la théo­lo­gie. » Et il recèle la même signi­fi­ca­tion pour l’autocompréhension poli­tique de la classe diri­geante, pour l’habitus et la psy­cho­lo­gie de ses plé­bis­ci­taires. La crise sani­taire fonc­tionne comme miroir de la nature poli­tique des démo­cra­ties libé­rales. C’est en tout cas ce miroir qui nous per­met d’entrevoir de quoi sera fait le retour à la nou­velle nor­ma­li­té dont se gar­ga­risent déjà les mys­ti­fi­ca­tions de demain.

1« Hier son­dert sich die Ent­schei­dung von der Rechts­norm, und (um es para­dox zu for­mu­lie­ren) die Auto­rität beweist, daß sie, um Recht zu schaf­fen, nicht Recht zu haben braucht. » (Schmitt, C., (2015), « Poli­tische Theo­lo­gie. », Dun­cker & Hum­blot, p. 19.)