Popper, Marx et les complotistes

(Expo­sé Sar­re­bruck – 26 avril 2025)

1. Sciences vraies et fausses

Une dis­tinc­tion fon­da­men­tale de la théo­rie de la connais­sance de Karl Pop­per est celle entre science et pseu­dos­cience. Pop­per contre­dit ici une idée lar­ge­ment répan­due selon laquelle les théo­ries scien­ti­fiques se carac­té­risent avant tout par le fait qu’elles peuvent être véri­fiées. Il sou­ligne plu­tôt que c’est pré­ci­sé­ment la pos­si­bi­li­té de fal­si­fi­ca­tion, c’est-à-dire la réfu­ta­tion par des obser­va­tions empi­riques, qui consti­tue le cri­tère cen­tral de la science véritable.

Selon cette concep­tion, une théo­rie ne serait scien­ti­fique que si elle pou­vait en prin­cipe être réfu­tée par l’ex­pé­rience, c’est-à-dire si elle for­mu­lait des affir­ma­tions empi­ri­que­ment véri­fiables et poten­tiel­le­ment réfu­tables par des obser­va­tions futures. Pour le dire de manière plus concise, la connais­sance scien­ti­fique n’est pas une connais­sance confir­mée, mais une connais­sance qui n’a pas encore été réfu­tée. La science ne pro­duit donc tou­jours que des connais­sances provisoires.

À l’in­verse, les pseu­dos­ciences se carac­té­risent par le fait qu’elles s’im­mu­nisent sys­té­ma­ti­que­ment contre toute réfu­ta­tion. Elles for­mulent, par exemple, leurs affir­ma­tions de manière si flexible qu’elles ne peuvent être réfu­tées d’emblée par des obser­va­tions. Karl Pop­per cri­tique par­ti­cu­liè­re­ment le mar­xisme et la psy­cha­na­lyse à cet égard. Selon lui, ces théo­ries ont ten­dance à inter­pré­ter toute obser­va­tion ima­gi­nable comme une confir­ma­tion sup­plé­men­taire de leur propre sché­ma d’interprétation.

L’im­mu­ni­sa­tion contre la réfu­ta­tion s’ef­fec­tue à l’aide de dif­fé­rentes tech­niques, notam­ment l’u­ti­li­sa­tion d’hy­po­thèses dites « ad hoc ». Ces hypo­thèses sup­plé­men­taires, qui servent à sau­ver la théo­rie, per­mettent de pro­té­ger les théo­ries contre les réfu­ta­tions, les excep­tions et les contra­dic­tions. D’autres stra­té­gies contre la réfu­ta­tion consistent à mettre exces­si­ve­ment l’ac­cent sur des preuves appa­rentes, à sélec­tion­ner de manière sélec­tive des don­nées confir­mantes (« cher­ry picking »), à igno­rer ou à réin­ter­pré­ter déli­bé­ré­ment des preuves contra­dic­toires, ou à citer des experts réels ou sup­po­sés (argu­ment d’autorité).

À cela s’a­joutent des stra­té­gies de légi­ti­ma­tion telles que le recours à des titres uni­ver­si­taires ou à des ins­ti­tu­tions, l’u­ti­li­sa­tion de termes méta­phy­siques ou éso­té­riques peu clairs, l’ab­sence de défi­ni­tions claires et la déva­lo­ri­sa­tion géné­rale des pers­pec­tives alter­na­tives comme « aveu­glées » ou « non scien­ti­fiques ». Enfin, l’u­ti­li­sa­tion d’un jar­gon pseu­dos­cien­ti­fique qui fait seule­ment simu­ler le carac­tère scien­ti­fique fait éga­le­ment par­tie de ces stratégies.

La fron­tière entre science et pseu­dos­cience ne réside donc pas, selon Pop­per, dans des conte­nus spé­ci­fiques, mais plu­tôt dans l’at­ti­tude métho­do­lo­gique : la science com­mence là où l’exa­men cri­tique et la volon­té de réfu­ta­tion deviennent par­ties inté­grantes du pro­ces­sus de connaissance.

2. Les sciences sociales de Popper

Moins connue, mais non moins inté­res­sante, est la théo­rie scien­ti­fique de Pop­per rela­tive aux sciences sociales. En effet, Pop­per ne s’in­té­res­sait pas exclu­si­ve­ment aux sciences natu­relles. Il accor­dait éga­le­ment une atten­tion consi­dé­rable aux sciences sociales.

Et l’on retrouve ici exac­te­ment la même oppo­si­tion entre science et pseu­dos­cience que dans le contexte des sciences natu­relles. Seul le terme uti­li­sé dans le contexte des sciences sociales pour dési­gner la « pseu­dos­cience » est dif­fé­rent. Dans les sciences sociales, l’é­qui­valent des pseu­dos­ciences est ce que Pop­per appelle la « thèse du com­plot » (« Ver­schwö­rung­stheo­rie der Gesell­schaft »).

Que veut dire Pop­per par « thèse du complot » ?

S’a­git-il des anti-vac­cins ? Des oppo­sants aux mesures sani­taires ? Des défen­seurs de la thèse de « l’É­tat pro­fond », ou même de ceux qui croient que la Mai­son-Blanche est entre les griffes d’é­lites rep­ti­liennes ? Pas du tout.

Selon Poper, le modèle de base de la « thèse du com­plot » la pen­sée mar­xiste. La thèse selon laquelle les pro­ces­sus sociaux sont essen­tiel­le­ment déter­mi­nés par les inté­rêts des grands acteurs éco­no­miques, que la poli­tique, le droit et la culture ne sont que des expres­sions mys­ti­fiées, des super­struc­tures du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste, de son pou­voir poli­tique et de son hégé­mo­nie idéo­lo­gique, appa­raît, du point de vue de Pop­per, comme un exemple para­dig­ma­tique d’une théo­rie du com­plot glo­bale dégui­sée en théo­rie cri­tique de la société.

Je cite­rai un long pas­sage de la Socié­té ouverte qui me semble très clair dans ce sens :

Il existe une thèse, que j’appellerai la thèse du com­plot, selon laquelle il suf­fi­rait, pour expli­quer un phé­no­mène social, de décou­vrir ceux qui ont inté­rêt à ce qu’il se pro­duise. Elle part de l’idée erro­née que tout ce qui se passe dans une socié­té, guerre, chô­mage, pénu­rie, pau­vre­té, etc., résulte direc­te­ment des des­seins d’individus ou de groupes puis­sants. Idée très répan­due et fort ancienne, dont découle l’historicisme ; c’est, sous sa forme moderne, la sécu­la­ri­sa­tion des super­sti­tions reli­gieuses. Les dieux d’Homère, dont les com­plots expliquent la guerre de Troie, y sont rem­pla­cés par les mono­poles, les capi­ta­listes ou les impé­ria­listes.
Je ne nie évi­dem­ment pas l’existence de com­plots. Ceux-ci se mul­ti­plient même chaque fois que des gens croyant à leur effi­ca­ci­té accèdent au pou­voir. Cepen­dant, il est rare que ces com­plots réus­sissent à atteindre le but recher­ché, car la vie sociale n’est pas une simple épreuve de force entre groupes oppo­sés, mais une action qui se déroule dans le cadre plus ou moins rigide d’institutions et de cou­tumes, et qui pro­duit maintes réac­tions inat­ten­dues. Le rôle prin­ci­pal des sciences sociales est, à mon avis, d’analyser ces réac­tions et de les pré­voir dans toute la mesure du pos­sible.
(Karl Pop­per. 1979 [1962 – 1966] La socié­té ouverte et ses enne­mis. Tome 2. Édi­tions du Seuil, p. 67 – 68.)

3. La notion de théorie du complot : Popper et von Hayek

Les pre­mières ten­ta­tives his­to­riques de concep­tua­li­sa­tion de l’i­dée de « théo­rie du com­plot » ont été faites par Karl Pop­per (Thal­mann 2019, p. 10, 40 – 43) et, dans une moindre mesure, par son ami, l’é­co­no­miste autri­chien et prix Nobel Frie­drich von Hayek.

Tous deux étaient liés à la fois par une ami­tié per­son­nelle, et par une longue col­la­bo­ra­tion et des convic­tions poli­tiques et éco­no­miques com­munes. Bien qu’il existe des dif­fé­rences dans la pen­sée de Pop­per et Hayek (Cald­well 2019), ils ont tous deux été cofon­da­teurs de la Socié­té du Mont-Pèlerin.

Ce contexte his­to­rique et poli­tique est impor­tant pour com­prendre la notion de théo­rie du com­plot. En effet, l’in­ten­tion des membres de la Socié­té du Mont-Pèle­rin était de lut­ter contre le col­lec­ti­visme sovié­tique et toute forme d’é­co­no­mie pla­ni­fiée afin de pro­mou­voir l’ex­pan­sion mon­diale d’un « nou­veau libé­ra­lisme ». La défi­ni­tion exacte de ce pro­jet – le nou­veau libé­ra­lisme – a été for­mu­lée en 1938 à Paris, lors du Col­loque Wal­ter Lipp­mann : le retour à l’ordre devait être réa­li­sé à l’aide d’un État qui se tien­drait sys­té­ma­ti­que­ment à l’é­cart de toute acti­vi­té éco­no­mique (Denord 2002, p. 10).

Pour le nou­veau libé­ra­lisme, que Pop­per et Hayek défen­daient tous deux avec l’i­dée de « socié­té ouverte », les fon­de­ments de la démo­cra­tie poli­tique devaient être garan­tis par un mar­ché auto­ré­gu­lé. Comme sys­tème com­plexe, selon Pop­per, Hayek et les autres membres de la Socié­té du Mont-Pèle­rin, le mar­ché est déter­mi­né par ses propres ten­dances imma­nentes et dont la com­plexi­té échappe néces­sai­re­ment à toute régu­la­tion à grande échelle. Ce déve­lop­pe­ment ne peut donc être ni sai­si par des lois scien­ti­fiques, ni sou­mis à des plans de poli­tique économique.

4. Mélange entre théorie de la connaissance et politique

Les pre­miers concepts de théo­ries du com­plot s’ins­crivent dès le départ dans le pro­gramme poli­tique du nou­veau libé­ra­lisme défen­du par Pop­per et Hayek. En rai­son de leurs convic­tions poli­tiques, ils consi­dèrent les théo­ries du com­plot comme une cri­tique inad­mis­sible de cette vision libé­rale du monde. Le concept de « théo­rie du com­plot de la socié­té » déve­lop­pé par Pop­per com­porte tou­te­fois une dimen­sion épis­té­mo­lo­gique et une dimen­sion politique.

D’un point de vue épis­té­mo­lo­gique, Pop­per s’in­ter­roge sur la contri­bu­tion que les théo­ries du com­plot peuvent appor­ter à l’ex­pli­ca­tion des évé­ne­ments his­to­riques et sociaux. Selon lui, les théo­ries du com­plot sont fon­da­men­ta­le­ment et néces­sai­re­ment fausses, mais aus­si poli­ti­que­ment dan­ge­reuses. En effet, elles reposent sur l’hy­po­thèse que des indi­vi­dus ou des groupes peuvent exer­cer une influence consciente et déci­sive sur le cours de l’his­toire, de la socié­té et en par­ti­cu­lier de l’économie.

Une telle concep­tion, selon Pop­per, est fon­da­men­ta­le­ment contraire aux prin­cipes du nou­veau libé­ra­lisme et de la socié­té ouverte. Pour lui, cette idée est pro­fon­dé­ment anti­dé­mo­cra­tique et contri­bue de manière signi­fi­ca­tive aux modes de pen­sée tota­li­taires. L’a­na­lyse des théo­ries du com­plot par Pop­per n’est donc pas seule­ment épis­té­mo­lo­gique, mais aus­si his­to­rique et poli­ti­que­ment signi­fi­ca­tive, car elle reflète le tour­nant idéo­lo­gique qui carac­té­rise l’é­va­lua­tion des théo­ries du com­plot depuis le milieu du siècle dernier.

5. Historicisme et erreurs des dieux

Pop­per consi­dère la théo­rie du com­plot comme une forme par­ti­cu­lière de ce qu’il cri­tique dans son ouvrage « La socié­té ouverte » sous le terme « his­to­ri­cisme ». L’his­to­ri­cisme décrit des approches pseu­dos­cien­ti­fiques dont l’ob­jec­tif est d’é­ta­blir des pré­vi­sions pré­ten­du­ment fon­dées sur l’é­vo­lu­tion future de la société.

Les par­ti­sans de l’his­to­ri­cisme croient que l’his­toire suit des règles immuables, sem­blables à des lois natu­relles. Si l’on connaît ces lois, on peut influen­cer l’his­toire à son avan­tage. Pop­per trouve cette idée déjà pré­sente dans la mytho­lo­gie grecque, comme nous l’a­vons vu, qui explique les évé­ne­ments mon­diaux par des com­plots, des intrigues et des luttes de pou­voir entre les dieux de l’O­lympe. Cepen­dant, ces luttes divines laissent tou­jours place au hasard et à l’imprévu.

Au sens strict de la théo­rie du com­plot, Pop­per consi­dère éga­le­ment comme « his­to­ri­cisme théo­lo­gique » la croyance judéo-chré­tienne selon laquelle l’his­toire du salut est déter­mi­née par un plan divin uni­ver­sel. La théo­rie moderne du com­plot mar­xiste serait donc une conti­nua­tion de la pen­sée reli­gieuse ou superstitieuse.

Pop­per oppose à ces hypo­thèses sim­plistes la com­plexi­té inson­dable des pro­ces­sus his­to­riques et sociaux. La vie sociale, argue-t-il, n’est en aucun cas une simple épreuve de force entre groupes rivaux. Elle se déroule plu­tôt dans un cadre sou­vent fra­gile d’ins­ti­tu­tions et de tra­di­tions et pro­duit de nom­breuses réac­tions et consé­quences impré­vues, voire impré­vi­sibles (cf. Pop­per 2008, p. 105).

Pop­per ne nie tou­te­fois pas que de véri­tables com­plots puissent exis­ter. Au contraire, les com­plots sont des phé­no­mènes sociaux typiques, en par­ti­cu­lier lorsque les par­ti­sans de théo­ries du com­plot accèdent au pou­voir poli­tique. Cepen­dant, les théo­ries sur des com­plots concrets sont tou­jours fausses, car les com­plots réels ne réus­sissent jamais com­plè­te­ment et les conspi­ra­teurs peuvent rare­ment pro­fi­ter dura­ble­ment de leurs propres plans (Pop­per 2008, p. 105).

Dans cette pers­pec­tive, les évé­ne­ments his­to­riques et sociaux appa­raissent fon­da­men­ta­le­ment comme le résul­tat d’ef­fets invo­lon­taires. L’his­toire ne se déve­loppe donc pas selon des inten­tions humaines conscientes, mais mal­gré ces inten­tions – comme le résul­tat d’une série d’ef­fets secon­daires invo­lon­taires, d’er­reurs, d’é­checs et d’in­com­pé­tence. Cette concep­tion a été qua­li­fiée avec humour de « cock-up theo­ry of his­to­ry », une sorte de « théo­rie de l’his­toire du bri­co­lage » : même les dieux pro­fitent rare­ment à long terme des fruits de leurs intrigues et de leurs com­plots (cf. McKen­zie-McHarg & Fred­heim 2017 ; Pig­den 1995).

6. Le marxisme en tant qu’historicisme économique

Dans son article « Pro­gnose und Pro­phe­zeiung in den Sozial­wis­sen­schaf­ten » (Pré­vi­sions et pro­phé­ties dans les sciences sociales), publié en 1947 (Pop­per 1965), Pop­per pré­cise sa concep­tion de la théo­rie du com­plot à l’aide d’une pré­sen­ta­tion concise du mar­xisme. Il s’in­té­resse ici essen­tiel­le­ment au mar­xisme dans sa forme géné­rale, en par­ti­cu­lier aux inter­pré­ta­tions sovié­tiques de Marx et à leurs concep­tions d’une éco­no­mie pla­ni­fiable. Le contexte poli­tique de sa cri­tique appa­raît ici très clai­re­ment : pour Pop­per, le mar­xisme repré­sente une variante éco­no­mique de l’his­to­ri­cisme, qui pré­tend pré­dire les déve­lop­pe­ments sociaux avec une pré­ci­sion scien­ti­fique, par exemple les révo­lu­tions, com­pa­rable aux cal­culs astro­no­miques d’une éclipse solaire.

Pop­per oppose à ces pré­vi­sions mar­xistes un argu­ment épis­té­mo­lo­gique fon­da­men­tal : de telles pré­dic­tions ne seraient pas scien­ti­fiques dans leur struc­ture. Elles seraient plu­tôt « plus proches de celles de l’An­cien Tes­ta­ment que de celles de la phy­sique moderne » (Pop­per 1965, p. 114). Pop­per recon­naît certes qu’il existe des phé­no­mènes récur­rents dans l’his­toire, tels que l’é­mer­gence de nou­velles reli­gions ou de tyran­nies (ibid., p. 117). Cepen­dant, ces modèles récur­rents ne déter­minent pas le cours géné­ral de l’his­toire, car des situa­tions uniques, clai­re­ment dif­fé­rentes de tout ce qui s’est pro­duit aupa­ra­vant, appa­raissent sans cesse (ibid., p. 118).

Sur le plan poli­tique, Pop­per s’op­pose éga­le­ment à l’hy­po­thèse mar­xiste selon laquelle une poli­tique dite « scien­ti­fique » pour­rait accom­pa­gner et favo­ri­ser l’é­vo­lu­tion pré­ten­du­ment natu­relle des rela­tions sociales. Selon Pop­per, cette opi­nion est tou­te­fois incom­pa­tible avec les prin­cipes d’une socié­té ouverte et doit donc être sys­té­ma­ti­que­ment récusée.

7. La société ouverte contre le marxisme

La seule alter­na­tive que Pop­per envi­sa­geait face aux tota­li­ta­rismes mar­xiste et natio­nal-socia­liste, dans le cadre de la vision du monde pro­mue par la Socié­té du Mont-Pèle­rin, était l’idéologie de la main invi­sible d’un mar­ché auto­ré­gu­la­teur. Peter Knight, spé­cia­liste des théo­ries du com­plot, décrit cette orien­ta­tion en des termes sans ambiguïté :

« Le véri­table sens de l’argument de Pop­per dans La socié­té ouverte […] est qu’il n’existe pas de juste milieu entre, d’une part, une adhé­sion ration­nelle au néo­li­bé­ra­lisme et à la main régu­la­trice des mar­chés capi­ta­listes, et d’autre part, un atta­che­ment irra­tion­nel et ata­vique aux théo­ries du com­plot. » (Knight 2021, p. 200)

Ce pas­sage met en évi­dence une réa­li­té fon­da­men­tale : la notion même de « théo­rie du com­plot » appar­tient, depuis tou­jours, à l’arsenal dis­ci­pli­naire des régimes dis­cur­sifs visant à dis­qua­li­fier les cri­tiques en les assi­mi­lant à des enne­mis, afin de les exclure du champ du dis­cours légi­time. Dans le cas de Pop­per, cela concerne les cri­tiques mar­xistes du capi­ta­lisme libéral.

Ce qui vaut pour Pop­per vaut éga­le­ment pour les usages plus récents de la notion de théo­rie du com­plot, et pour les cri­tiques contem­po­raines qui s’en réclament. Et cela vaut bien enten­du pour les ins­ti­tu­tions qui s’en sai­sissent aujourd’hui dans le but de com­battre ou d’interdire juri­di­que­ment les « théo­ries du com­plot » en tant que telles.

Face à cette pers­pec­tive, Peter Knight pro­pose une posi­tion poli­ti­que­ment plus avisée :

« Le véri­table pro­blème consiste […] à savoir com­ment par­ler de conspi­ra­tions sans avoir l’air d’un théo­ri­cien du com­plot. Plus pré­ci­sé­ment, il s’agit de pen­ser, de repré­sen­ter et de régu­ler juri­di­que­ment des formes d’action col­lec­tive qui ne soient ni sim­ple­ment le fruit d’un com­plot, ni le pur effet d’un sys­tème imper­son­nel et auto­ré­gu­lé. » (Knight 2021, p. 207 – 208)

Ne pas « res­sem­bler à un théo­ri­cien du com­plot » signi­fie ici, d’abord, ne pas rai­son­ner comme un mar­xiste. Cela sup­pose bien sûr que l’on accepte l’existence de théo­ri­ciens du com­plot au sens défi­ni par l’idéologie néolibérale.

8. De Marx à Popper

Du point de vue d’une pen­sée maté­ria­liste, l’antimarxisme de Pop­per n’apparaît nul­le­ment comme une défense de la socié­té ouverte, mais plu­tôt comme un dis­po­si­tif idéo­lo­gique des­ti­né à immu­ni­ser les rap­ports sociaux exis­tants contre toute cri­tique de fond.

Pour Pop­per, le mar­xisme est une théo­rie du com­plot dans la mesure où il attri­bue les causes des injus­tices sociales non au com­por­te­ment d’individus iso­lés, mais à des struc­tures sys­té­miques — pré­ci­sé­ment là où les théo­ries libé­rales pré­fèrent invo­quer la spon­ta­néi­té. Cette pos­ture tra­hit une pro­fonde incom­pré­hen­sion du concept mar­xien de pro­ces­sus de pro­duc­tion — une incom­pré­hen­sion qui, même pour un lec­teur peu pres­sé, devrait être manifeste.

Ce que Pop­per consi­dère comme dan­ge­reux, à savoir l’idée que les ordres sociaux ne sont pas natu­rels, mais his­to­ri­que­ment consti­tués, et donc modi­fiables, consti­tue, du point de vue mar­xiste, le seuil mini­mal de toute conscience cri­tique. Tan­dis que Pop­per cherche à dis­cré­di­ter le mar­xisme en le rat­ta­chant au tota­li­ta­risme, à tra­vers sa cri­tique de l’historicisme, l’analyse mar­xiste des socié­tés repose au contraire sur la recon­nais­sance fon­da­men­tale que les rap­ports sociaux, notam­ment les rap­ports de pro­prié­té et de pou­voir, ne sont ni neutres ni intem­po­rels, mais résultent d’une lutte des classes.

La forme capi­ta­liste de pro­duc­tion n’est donc pas consi­dé­rée comme une « forme natu­relle » de l’économie, mais comme un sys­tème his­to­ri­que­ment déter­mi­né, tra­ver­sé de rap­ports de domi­na­tion et d’exploitation. Que cer­tains inté­rêts s’imposent dans cette struc­ture, comme ceux des pro­prié­taires des moyens de pro­duc­tion, ne ren­voie pas à un déter­mi­nisme méca­nique, mais à une logique sociale fon­dée sur des confi­gu­ra­tions de pou­voir poli­ti­co-éco­no­miques. Il en découle que si cette orga­ni­sa­tion est un pro­duit his­to­rique, elle peut être changée.

Pop­per, à l’inverse, se méfiait de toute ten­ta­tive visant à expli­quer ou pré­voir les évo­lu­tions sociales à par­tir de struc­tures sociales et éco­no­miques fon­da­men­tales. À ses yeux, c’est pré­ci­sé­ment ce type de pré­ten­tion qui porte en germe les dérives tota­li­taires. L’idée que l’on puisse décrire cer­tains ordres sociaux comme le résul­tat de conflits his­to­riques ne rele­vait pas, selon lui, de l’analyse, mais d’une idéo­lo­gie poli­ti­que­ment dangereuse.

C’est ici que la diver­gence devient éclai­rante : alors que Pop­per cherche à sta­bi­li­ser le sta­tu quo à tra­vers l’idéal d’une « tech­no­lo­gie par tâton­ne­ment », au moyen d’une ingé­nie­rie sociale, c’est-à-dire par de petits réajus­te­ments incré­men­taux, contrô­lées et pru­dente, le mar­xisme, lui, vise une trans­for­ma­tion radi­cale des rap­ports sociaux. Ce que Pop­per dénonce comme un dogme, le mar­xisme le tient pour la base d’un rai­son­ne­ment his­to­ri­co-poli­tique cohérent.

Pop­per croyait com­battre les « pro­phètes du tota­li­ta­risme » (Pop­per, 2008), mais il pro­pose, à son tour, une théo­rie inter­di­sant toute alter­na­tive réelle à l’ordre établi.

Sa « socié­té ouverte » n’est « ouverte » que dans la mesure où elle s’abstient de se remettre en ques­tion. L’ironie de ce sem­blant d’ouverture réside dans le fait que la cri­tique pop­pé­rienne des dis­po­si­tifs d’immunisation des régimes tota­li­taires repose elle-même sur une immu­ni­sa­tion contre toute cri­tique de type mar­xiste. Car toute cri­tique de l’ordre exis­tant devient sus­pecte dans la socié­té ouverte. Cri­ti­quant l’ « ouver­ture » sup­po­sée, elle est néces­sai­re­ment assi­mi­lée à un pas vers la bar­ba­rie, une menace à peine voi­lée de retour à la socié­té fermée.

Bibliographie

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