La dépression n’est pas une inconnue pour Johann Hari. Dans son dernier livre – un best-seller au titre prometteur de Lost Connections : Uncovering the Real Causes of Depression and the Unexpected Solutions – Hari décrit comment, depuis sa plus tendre enfance, il passait de longs moments à pleurer et à sangloter seul dans sa chambre.
À 18 ans, Hari prenait enfin son premier anti-dépresseur. Selon sa propre formulation, ce fut son premier « baiser chimique ». Cependant, le soulagement qu’il en ressentit n’en fut pas seulement biochimique. Car son médecin lui avait expliqué, en toute bonne conscience, qu’il ne faisait que souffrir d’une maladie commune nommée « dépression ».
L’explication représentait un véritable tournant pour Hari : « C’est une affection médicale comme le diabète ou le côlon irritable. […] Et il existe, je me souvins soudainement à ce moment, une solution à la dépression : les anti-dépresseurs. » Rien de mystérieux donc, rien d’inquiétant dans ces états d’abattement récurrents. Le fait de savoir qu’il s’agissait d’une simple dysfonction d’organe n’aidait pas moins que les molécules prescrites. Vous manquez de sérotonine : voilà pourquoi vous passez vos journées à pleurer et à soupirer.
La dépression, lui expliquait-on donc à l’âge du Prozac, relève d’une dysfonction du cerveau. Une simple insuffisance d’un neurotransmetteur au beau nom de sérotonine, et voici la dépression. Le remède s’avère aussi simple que l’explication : l’administration de certaines molécules contribuant à ›régulariser‹ le taux de sérotonine fait disparaître la dépression. De même que le mal de tête anodin s’efface avec de l’aspirine, de même la dépression se dissout sous l’influence de Sérotonine. Rien de plus simple, rien de plus facile. Et surtout : il n’y a rien à comprendre, il y a juste à agir.
Bien sûr, personne de déduirait de l’efficacité de l’aspirine un quelconque manque d’aspirine dans le sang ou dans le cerveau. Mais l’action des anti-dépresseurs est curieusement censée reposer sur ce type de raisonnement : si les anti-dépresseurs ont des effets, et c’est le cas, ils fournissent en même temps la preuve du supposé ›manque‹ qu’ils compensent. Soit : si l’anti-dépresseur fonctionne, il valide son argument de vente.
Et comme tout ceci est parfaitement scientifique et apparemment corroboré par un large consensus de spécialistes, on ne demandera pas comment mesurer le taux de sérotonine dans le cerveau (et pas seulement dans le sang) et on ne s’interrogera pas sur le ›taux‹ normal de sérotonine. Aussi, on ne sera pas non plus surpris que le constat du supposé ›manque‹ de sérotonine se passe de tout bilan sanguin et de tout recours à l’imagerie cérébrale. Le constat se suffit d’une simple affirmation du conséquent : comme le manque de sérotonine cause la dépression, le diagnostic de la dépression démontre le manque de sérotonine. Pas besoin d’aller chercher plus loin. La logique pour les nuls …
Bien des années plus tard, Hari fut secoué par un constat nettement moins réjouissant de son thérapeute et inquiet par la disparition systématique des effets initiaux des molécules. Car dans son cas, l’efficacité des anti-dépresseurs ne put être maintenue que par des augmentations progressives de dosages : « 30 milligrammes devinrent 40 ; 40 devinrent 50 ; et ce jusqu’au jour où finalement je pris deux grosses pilules bleues à 60 milligrammes ». Quelque chose semblait clocher dans le beau monde des pilules du bonheur.
Hari se rendit compte que durant toutes ces années, personne ne lui avait posé la question du pourquoi : pourquoi se sentait-il aussi triste ? d’où lui venaient ces accablements ? que disaient ses sanglots ? pour quelle raison la peine ne cessait de revenir ?
Mais la question qui commença à l’interpeller dans un tout premier temps était de savoir pourquoi, alors que sa dépression n’était qu’une dysfonction du cerveau, les médicaments finissaient à chaque fois par perdre leur effet dans le temps.
Lost Conncetions raconte la longue histoire de la recherche des réponses à ces questions. Et le livre se présente comme un mélange original entre l’auto-biographie intellectuelle – une sorte de Bildungsroman –, le manuel d’auto-développement (self-help) et la vulgarisation scientifique.
Partant de l’expérience personnelle de la sérotonine et d’une critique de la théorie des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine, Hari n’apporte rien de très original sur le sujet. Mais son exposé a du moins le charme de rappeler, sous une forme aisément lisible et compréhensible, la différence entre une hypothèse neurobiologique et une stratégie de marketing, abusant du jargon scientifique.
Lors de ses voyages de formation, Hari rencontre nombre de chercheurs et de scientifiques, dont il ne récapitule pas seulement les critiques des explications biologiques standard. Il en prend de la graine pour formuler sa propre liste des « véritables » causes de la dépression.
Les causes de la dépression, ›scientifiquement prouvées‹ – cela va sans dire – sont, selon Hari, au nombre de 9, déclinant 9 types de déconnexions :
- la déconnexion du travail sensé,
- la déconnexion d’autres personnes,
- la déconnexion de valeurs significatives,
- la déconnexion des traumatismes de l’enfance,
- la déconnexion du statut (status) et du respect,
- la déconnexion du monde naturel,
- la déconnexion d’un avenir plein d’espoir ou de sécurité,
- et la déconnexion des gènes et des altérations du cerveau.
Hari ne s’interroge pas sur l’éclectisme frappant de sa liste, ni ne décrit comment il a pu comprendre ou ›guérir‹ sa propre dépression à partir de ces facteurs causaux.
Mais il ne reste pas pour autant en manque de réponses générales : aux 9 causes de la dépression, aux 9 déconnexions correspondent 9 remèdes déclinant autant d’efforts de reconnexion avec un travail sensé, avec les autres, les valeurs, les traumatismes infantiles, le statut social et le respect, la nature, etc.
En fin de compte, Hari ne semble pas dépasser le mode de pensée qu’il critique de manière si convaincante dans certaines rhétoriques pseudo-scientifiques et simplificatrices. Au manque de sérotonine, il substitue simplement sa liste de manques. Et de même qu’un supplément de sérotonine compense son manque, de même les connections perdues sont reconnectées par des efforts ciblés de reconnexion. Caricaturalement : si vous avez un travail sensé et intéressant, si vous fréquentez des gens intéressants et jouissez de relations satisfaisantes, si vous vous en remettez aux valeurs saines et vous promenez régulièrement en forêt, votre dépression fondra comme neige au soleil.
Ce n’est pas dire que les diverses déconnexions – même si l’on pourrait se demander dans quelle mesure la notion de « déconnexion », définie nulle part, est pertinente par-delà son effet mnémotechnique – ne puissent à l’occasion, chez telle ou telle personne conditionner une dépression. Et ce n’est même pas affirmer qu’elles le font souvent.
D’abord il est tout aussi évident que, chez d’autres personnes, ou dans d’autres situations de la vie, elles soient à l’origine de réactions bien différentes comme l’anxiété, comme les symptômes somatiques ou, pour reprendre des notions psychanalytiques rigoureusement absentes du livre de Hari, des mécanismes de défense les plus divers et variés, sans même parler de névroses d’angoisses, de névroses phobiques, de névroses obsessionnelles, de narcissisme moral ou de masochisme moral.
Ensuite il ne semble absolument pas exclu que les déconnexions de Hari ne provoquent aucune réaction psychique, aucune souffrance particulière.
Et enfin, et chacun en aura fait l’expérience par soi-même, il y a bien d’autres raisons, bien d’autres causes, bien d’autres vécus qui peuvent donner lieu à des états ou des épisodes dépressifs.
De là à se féliciter d’avoir isolé les « véritables causes » de la dépression donc, il y certainement a encore du chemin à faire.
Du côté de la critique, il aurait certainement été intéressant que Hari s’intéresse davantage au rôle joué par les publications successives des différentes versions du DSM dans la question de l’approche de la dépression en particulier, et des ›troubles psychiques‹ en général.
En effet, ce n’est plus un scoop aujourd’hui, de la première version du DSM, datant de 1952, à la plus récente, le DSM5 de 2013, 413 diagnostics, soit « maladies » ou « troubles psychiques » ont été rajoutés à la liste initiale des 128 troubles répertoriés. Et ce, sans même que le concept de « maladie mentale », n’ait jamais vraiment été clarifié en cours de route.
Au contraire : vu les innombrables difficultés à détacher la « maladie mentale » du jugement de valeur ou de la norme sociale – comme le montrait la discussion autour de l’homosexualité (cf. le résumé de G. Rubinstein) – la question fut simplement escamotée par l’introduction d’une notion diplomatique, pas mieux définie pour autant, mais moins provocatrice, qui est celle du « trouble psychique ».
(Mentionnons au passage l’impressionnante augmentation des revenus générés pour l’APA par les diverses versions du DSM, passant de 1,27 millions de dollars du DSM-II à plus de 120 millions de dollars pour le DSM-IV. Voir : Blashfield RK et alii, « The cycle of classification : DSM‑I through DSM‑5 »)
Les problèmes de ce type de diagnostic sont nombreux et ils ne persistent pas par hasard au travers de la commercialisation des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine que Hari passe en revue.
D’un côté, avec l’approche du DSM, il n’est plus possible de distinguer entre le « trouble psychique » et le vécu ou réaction quotidienne ›normales‹. Ce qui ne représente pas un défaut mineur d’un diagnostic médical ou psychologique. Alan Horvitz et Jerome Wakfield l’avaient montré de manière assez convaincante dans leur The Loss of Sadness (Oxford Univ. Press ; voir la recension du livre dans la Psychiatric Times) : la tristesse normale ou le deuil ressemblent comme deux gouttes d’eau à la dépression clinique.
Si bien qu’avec les 541 « troubles » du DSM‑5, il semble aujourd’hui nettement plus facile de mériter un diagnostic psychopathologique que d’être « sain ». À l’inverse, on s’imaginera mal à quoi ressemblerait cette personne qui ne serait affectée par aucun des 541 « troubles » du DSM‑5.
« … aus so krummem Holze, als woraus der Mensch gemacht ist, kann nichts ganz Gerades gezimmert werden. »
Du fait de l’abandon de toute référence aux causes des ›maladies‹ mentales – les questions que Hari tente de réanimer de manière raccourcie pour le grand public –, du fait aussi de l’abandon de la question du sens, n’importe quelle description de traits de comportement ou de vécu émotionnel et affectif est désormais en passe de se qualifier comme « maladie » ou « trouble ».
Il suffit d’une commission de spécialistes, délibérant secrètement d’un nouveau ›trouble‹ pour que votre gilet jaune ne devienne le symptôme d’un nouveau désordre anti-social.[1] Ce qui, évidemment, ouvre d’autant plus largement les portes aux jugements de valeur et aux normes masquées.
Ce n’est pas tout. Car de l’autre côté, les éléments de définition des « troubles mentaux » ne se limitent plus aux seuls désarrois d’une ›science‹ sans théories et de nosographies sans explications. Il faudra rajouter, parmi les facteurs de décision, les liens solides que les spécialistes du DSM entretiennent avec l’industrie pharmaceutique : 57% pour le DSM-IV et 69% pour le DSM‑5.
Bref : on entrevoit ici le nombre et la diversité des facteurs entrant en jeu dans la définition des « troubles psychiques » et par voie de conséquence, de la « santé psychique ». À qui appartient la « santé psychique » aujourd’hui ?
Ceci étant dit, le livre de Hari ne s’adresse ni aux personnes informées, ni aux professionnels de la santé qui y feront tout au plus connaissance de chercheurs orignaux, de leurs critiques et de leurs théories. Le lecteur non-averti par contre y trouvera une entrée souvent captivante aux problèmes de la dépression.
On ne cherchera évidemment pas une réflexion poussée ou une élaboration approfondie et circonstanciée dans ce type de littérature. Et il serait vain, pour rester dans le contexte du best-seller, d’opposer l’absence de toute véritable élaboration de la question Hari.
Mais on reconnaîtra toutefois que l’auteur, journaliste de formation, a mené un véritable travail de recherche qui récapitule certaines critiques de l’approche biologique de la dépression.
On pourrait peut-être distinguer entre une ›bonne‹ et une ›mauvaise‹ vulgarisation.
La ›bonne‹ vulgarisation serait celle qui, par voie de simplifications et de raccourcis ouvre à des questions autrement inaccessibles et qui, idéalement, donnerait envie de creuser le sujet par des lectures plus approfondies.
La ›mauvaise‹ vulgarisation serait celle qui au donnerait lecteur le sentiment d’être autre chose que de la vulgarisation, de participer à une discussion sérieuse et travaillée de la question.
Lost Connections se présente aussi comme un mélange de ces deux types de vulgarisation.
Sur le plan de la critique des discours pseudo-scientifiques, Hari fait entrevoir des problèmes sans donner l’impression de couvrir la question dans son ensemble.
Sur le plan des explications de la dépression, le propos relève plutôt de la ›mauvaise‹ vulgarisation. Sous la plume de Hari, la dépression reste une entité aisément saisissable, dont les causes peuvent aisément être identifiées et dont les remèdes paraissent aussi simples que les causes. Ici, la vulgarisation se masque d’un discours tentant de faire autorité de par ses références et proposant de résoudre tous les problèmes pour de bon.
La leçon générale que tire Hari de son voyage de par l’étonnant continent des « troubles mentaux » et de leurs remèdes vaut néanmoins la peine d’être retenue (aussi contre les tendances les plus fâcheuses de sa propre approche) :
You need your nausea. You need your pain. It is a message, and we must listen to the message. All these depressed and anxious people all over the world – they are giving us a message. They are telling us something has gone wrong with the way we live. We must stop trying to muffle or silence or pathologize that pain. Instead, we need to listen to it, and honor it.
En effet.
Il faudrait juste encore s’entendre sur ce qu’écouter et honorer peuvent vouloir dire dans ce contexte. Les causes énumérées par Hari présentent certainement une voie d’écoute autrement plus intéressante que celle de la biochimie sourde et muette. Mais entrouvrir quelques portes n’est pas encore sortir de l’auberge.
Prenons la leçon par-delà de ce que Lost Connections en fait : comme rappel que la souffrance est grosse d’une parole pleine de sens qui souvent ne cesse de se dérober à la compréhension immédiate. L’écoute en sera un processus ouvert, où idéalement une pensée pourra se formuler qui ne sera pas déjà prise dans les rets d’explications fallacieuses, de recettes toutes faites et de significations préparées à l’avance.