De la contestation à la révolution bourgeoise

Le féminisme à l’épreuve de l’économie

« La mon­tée de l’in­di­vi­du abs­trait, déten­teur des droits éco­no­miques, poli­tiques, civils et humains, est à la fois une condi­tion préa­lable au déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme et un effet struc­tu­rel capi­ta­liste conti­nu qui contri­bue à sa repro­duc­tion conti­nue. Le fémi­nisme est l’une des expres­sions impor­tantes de l’in­di­vi­dua­lisme occi­den­tal. » 1

Dans leur mani­feste du Fémi­nisme pour les 99%, C. Arruz­za, T. Bhat­ta­cha­rya et Nan­cy Fra­ser pro­posent une cri­tique impor­tante du fémi­nisme de la « deuxième vague ». Le fémi­nisme libé­ral, c’est-à-dire la variante la plus popu­laire du fémi­nisme dit de la « deuxième vague », écrivent-elles, n’est pas une solu­tion au pro­blème de l’inégalité, mais fait par­tie du pro­blème de l’i­né­ga­li­té2.

Com­ment donc ce fémi­nisme a‑t-il fini par faire par­tie du pro­blème qu’il visait à résoudre ? Pour répondre à cette ques­tions, Arruz­za, Bhat­ta­cha­rya et Fra­ser reprennent à leur compte une cri­tique du fémi­nisme libé­ral contem­po­rain issue du fémi­nisme marxiste :

L’ob­jec­tif du fémi­nisme libé­ral est la méri­to­cra­tie, pas l’é­ga­li­té. Plu­tôt que d’a­bo­lir la hié­rar­chie sociale, il vise à la fémi­ni­ser en veillant à ce que les femmes au som­met puissent atteindre la pari­té avec les hommes de leur propre classe. Par défi­ni­tion, ses béné­fi­ciaires seront ceux qui pos­sèdent déjà des avan­tages sociaux, cultu­rels et éco­no­miques consi­dé­rables. Com­pa­tible avec l’ex­plo­sion de l’i­né­ga­li­té des richesses et des reve­nus, le fémi­nisme libé­ral donne au néo­li­bé­ra­lisme un lustre pro­gres­sif, mas­quant ses poli­tiques régres­sives d’une chi­mère d’é­man­ci­pa­tion.3

La pro­po­si­tion peut sur­prendre et elle a sur­pris plus d’un com­men­ta­teur du mani­feste. Dans quelle mesure et par quelle voie, le fémi­nisme de la deuxième vague s’est-il trans­for­mé en un fémi­nisme d’entreprise (« cor­po­rate femi­nism ») qui vise à inté­grer les femmes dans ces mêmes struc­tures de domi­na­tion qu’il s’a­gis­sait de com­battre au départ ? 

C’est dans The Femi­nine Mys­tique, publié en 1963 par la psy­cho­logue et mili­tante fémi­niste Bet­ty Frie­dan, que l’on trouve les fon­de­ments théo­riques du mou­ve­ment de « libé­ra­tion fémi­nine » ou du « fémi­nisme de deuxième vague ». 

La cri­tique de Bet­ty Frie­dan est aus­si claire que convain­cante : l’idée que l’épanouissement d’une femme tien­drait exclu­si­ve­ment au mariage, à la pas­si­vi­té sexuelle, à l’éducation d’enfants et à la réa­li­sa­tion de tra­vaux ména­gers relève d’une mys­ti­fi­ca­tion sociale. 

En 1963, Frie­dan situait les sources sociales et poli­tiques de cette mys­ti­fi­ca­tion dans les besoins de l’immédiat après-guerre : les sol­dats mâles ayant besoin d’épouses pour s’occuper du ménage et des enfants afin de pou­voir tra­vailler, de leur côté, à l’é­ta­blis­se­ment mon­dial de la supré­ma­tie de l’économie américaine.

Allant plus loin, Frie­dan voyait aus­si dans quelle mesure l’idéologie de cette fémi­ni­té, lour­de­ment pro­pa­gée par les médias en géné­ral et la presse fémi­nine en par­ti­cu­lier, oppo­sait la femme blanche, issue des classes moyennes, à la femme sou­mise de la dic­ta­ture sovié­tique. Dans le contexte de la guerre froide, la « femme mys­ti­fiée » ser­vait donc en même temps à la démons­tra­tion de la supé­rio­ri­té du consu­mé­risme amé­ri­cain libéral. 

Dans ses nom­breux entre­tiens avec des femmes, Frie­dan ne ces­sait évi­dem­ment d’entendre une autre his­toire. Loin du bon­heur sup­po­sé du ménage, les inter­viewées de Frie­dan témoi­gnèrent d’une réa­li­té bien moins pri­vi­lé­giée. Inca­pables de se mon­trer à la hau­teur de la mys­ti­fi­ca­tion d’une fémi­ni­té idéale au foyer, ces femmes témoi­gnèrent sur­tout de leur tris­tesse, et de leur consom­ma­tion d’alcool et de tran­quilli­sants pour sup­por­ter la déso­la­tion de leur ‘insuf­fi­sance’.

Par­tant de ce ‘mani­feste’ la deuxième vague du fémi­nisme allait étendre ses reven­di­ca­tions poli­tiques bien au-delà du droit de vote et du droit à la recon­nais­sance de l’égalité entre hommes et femmes du pre­mier fémi­nisme. Il s’en sui­vit un tra­vail théo­rique et cri­tique à large échelle s’intéressant à qua­si tous les domaines sociaux, poli­tiques et cultu­rels où la domi­na­tion mas­cu­line, la vio­lence struc­tu­relle et réelle envers les femmes pou­vaient se manifester.

L’énorme richesse et l’envergue éclec­tique du mou­ve­ment se cris­tal­li­sa autour de trois grandes orien­ta­tions : le fémi­nisme libé­ral, le fémi­nisme radi­cal et le fémi­nisme culturel. 

Si le fémi­nisme libé­ral visait sur­tout les ques­tions de pari­té et d’intégration éga­li­taire des femmes au monde du tra­vail et au monde poli­tique et cultu­rel, soit l’autonomie poli­tique, per­son­nelle et cultu­relle4, le fémi­nisme radi­cal s’intéressait aux struc­tures de domi­na­tion mêmes de ce monde. Le fémi­nisme cultu­rel, quant à lui, s’intéressait prio­ri­tai­re­ment à la dif­fé­rence entre hommes et femmes avec l’idée que les femmes sous­crivent, de par leur nature, à d’autres valeurs, à d’autres types de rela­tions sociales, à d’autres styles de vie. 

Des diverses variantes du fémi­nisme de la deuxième vague, c’est le fémi­nisme libé­ral qui finit par connaître le plus grand suc­cès. Or, c’est pré­ci­sé­ment ce fémi­nisme qui par la suite, sui­vant une for­mu­la­tion de H. Eisen­stein, aurait enga­gé « une liai­son dan­ge­reuse » avec le capi­ta­lisme contem­po­rain.5

La socio­logue Hes­ter Eisen­stein situe le fémi­nisme de la deuxième vague dans le contexte des stra­té­gies (amé­ri­caines) de dés­in­dus­tria­li­sa­tion, fai­sant suite au long boom éco­no­mique. Ce der­nier s’é­ten­dait de la fin de la Deuxième Guerre au milieu des années 60. Il se carac­té­ri­sait par un dépla­ce­ment de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique vers les sec­teurs du tex­tile et de l’élec­tro­nique. Le but de la dés­in­dus­tria­li­sa­tion étant le main­tien de la pro­fi­ta­bi­li­té des entre­prises ; fina­li­té d’autant plus aisé­ment réa­li­sée que les sec­teurs du tex­tile et de l’élec­tro­nique pou­vaient aisé­ment être dépla­cées vers des pays tiers et mani­fes­taient une pré­fé­rence évi­dente pour une main d’œuvre fémi­nine, peu for­mée et mal payée.

Dans les pays les plus déve­lop­pés, l’essor simul­ta­né de l’in­dus­trie des ser­vices eut le même effet pour les femmes. Sur les 53 mil­lions d’emplois crées de 1970 à 2000 aux États-Unis, 60% reve­naient à des femmes (dont 63% de femmes mariées). )6

Contrai­re­ment donc aux efforts de repous­ser les femmes vers les tra­vaux de ménage non-payés, mais non moins fon­da­men­taux pour le tra­vail dit « pro­duc­tif » (géné­rant la plus-value comme part consti­tuante du pro­fit), qui mar­quaient la poli­tique de l’a­près-guerre, l’é­vo­lu­tion même de l’é­co­no­mie pous­sait les femmes au tra­vail, mais pour des rai­sons très dif­fé­rentes de celles du féminisme. 

C’est à cette époque époque, et en paral­lèle aux chan­ge­ments éco­no­miques réels, que le mou­ve­ment fémi­niste connut un suc­cès inter­na­tio­nal. Par une conver­gence ines­pé­rée, la dés­in­dus­tria­li­sa­tion sem­blait aller dans un sens simi­laire aux reven­di­ca­tions des révo­lu­tion­naires fémi­nistes. Mais alors que le fémi­nisme visait la fin de la domi­na­tion mas­cu­line et de la vio­lence struc­tu­relle qui s’en­sui­virent, le nou­veau capi­ta­lisme res­tait fidèle à son prin­cipe de fonc­tion­ne­ment : la maxi­mi­sa­tion les options « sur­tout éco­no­miques »7 pour les femmes. 

De manière para­doxale, la nou­velle « demande » du mar­ché du tra­vail pou­vait donc s’a­dres­ser à l›« offre » du fémi­nisme, sans pour autant répondre aux posi­tions théo­riques des fémi­nistes radicales. 

Mal­gré cela, les fémi­nistes libé­rales, reven­di­quant sur­tout une « part du gâteau » plus équi­table pour les femmes par le biais d’une inté­gra­tion plus éga­li­taire au mar­ché du tra­vail , finirent par res­treindre leurs reven­di­ca­tions poli­tiques et sociales à des demandes demandes sala­riales, mieux adap­tées aux besoins du capi­ta­lisme changeant. 

De manière super­fi­cielle, la cri­tique de Bet­ty Frie­dan pou­vait dès lors sem­bler cou­ron­née de suc­cès, et les femmes com­men­cèrent à inté­grer le mar­ché du tra­vail avec la bonne inten­tion d’y trou­ver une « réa­li­sa­tion de soi », autre­ment plus inté­res­sante et mobi­li­sa­trice que le tra­vail de ménage. 

Dans une for­mu­la­tion per­cu­tante, Eisen­stein constate que le suc­cès social et éco­no­mique du fémi­nisme de la « deuxième vague » accom­plit l’équivalent de la révo­lu­tion bour­geoi­sie mas­cu­line des 17e et 18e siècles pour les femmes : « le mou­ve­ment des femmes a créé une ‘révo­lu­tion bour­geoise’ réus­sie pour les femmes aux États-Unis ». Pré­ci­sons : pour les femmes issues des classes moyennes pou­vant désor­mais par­ti­ci­per à l’in­di­vi­dua­lisme de l’é­co­no­mie du mar­ché et tra­vailler en ‘double jour­née’ au bureau et au ménage. 

Allant plus loin, aux États-Unis, cette « libé­ra­tion » des femmes a en même temps été idéo­lo­gi­sée par les pro­jets impé­ria­listes du pays : « le suc­cès du mou­ve­ment amé­ri­cain de défense des droits des femmes est deve­nu un élé­ment cen­tral dans la vente du capi­ta­lisme au tiers monde »8. Sui­vant l’é­qui­va­lence cou­rante, qui relie le capi­ta­lisme à la démo­cra­tie libé­rale et à l’é­man­ci­pa­tion fémi­nine, le fémi­nisme pou­vait ain­si être fonc­tion­na­li­sé par les légi­ti­ma­tions des guerres au Moyen-Orient et en Afghanistan.

Eisen­stein pense que sur le plan de la poli­tique étran­gère, le fémi­nisme du XXe siècle a pu fonc­tion­ner comme le chris­tia­nisme de l’é­poque du colo­nia­lisme euro­péen du XVe siècle au XVIIe siècle : « consciem­ment ou incons­ciem­ment, la pré­di­ca­tion mis­sion­naire a eu pour effet d’af­fai­blir et de délé­gi­ti­mer les hypo­thèses qui sous-tendent les anciennes façons de faire et d’être qui avaient main­te­nu ces cultures ensemble »9.

C’est ain­si que le fémi­nisme de la « deuxième vague » en est venu à encou­ra­ger les femmes à pen­ser et à vivre comme des indi­vi­dus éco­no­miques auto­nomes. Et contrai­re­ment à ses visées pre­mières, ce fémi­nisme adap­té au monde des affaires contri­buait à dis­soudre les liens fami­liaux et com­mu­nau­taires comme une « ser­vante utile » du capi­ta­lisme et de sa globalisation.

Que reste-t-il donc de ce fémi­nisme retour­né contre ses propres inten­tions ? Les auteures du Fémi­nisme pour les 99% y répondent de la manière la plus claire :

Nous sommes invi­tées à voter pour les femmes poli­tiques et à célé­brer leur acces­sion au pou­voir, comme si elle avait por­té un coup à notre libé­ra­tion. Mais pour nous, il n’y a rien de fémi­niste à pro­pos des femmes qui faci­litent le tra­vail de bom­bar­de­ment d’autres pays et sou­tiennent les inter­ven­tions néo­co­lo­niales au nom de l’hu­ma­ni­ta­risme, tout en gar­dant le silence sur les géno­cides per­pé­trés par leurs propres gou­ver­ne­ments. Les femmes sont les pre­mières vic­times de la guerre et de l’oc­cu­pa­tion impé­riale dans le monde.10

Notes :

  1. Gime­nez, Mar­tha E. 2004. “Connec­ting Marx and Femi­nism in the Era of Glo­ba­li­za­tion : A Pre­li­mi­na­ry Inves­ti­ga­tion.” Socia­lism and Demo­cra­cy, 18:1, No. 35
  2. Arruz­za, C., Bhat­ta­cha­rya, T., & Fra­ser, N. (2019). Femi­nism for the 99 Percent : A Mani­fes­to. Lon­don ; Brook­lyn, NY : Ver­so, p. 11. 
  3. Fra­ser, N., Bhat­ta­cha­rya, T., & Arruz­za, C. (2018). Notes for a Femi­nist Mani­fes­to. New Left Review, (114), p. 117. 
  4. Pour une ana­lyse détaillée de l’étendue théo­rique du fémi­nisme libé­ral, voir Baehr, Amy R., Libe­ral Femi­nism. (Fall 2018 Edi­tion). The Stan­ford Ency­clo­pe­dia of Phi­lo­so­phy, Edward N. Zal­ta (ed.), https://​pla​to​.stan​ford​.edu/​a​r​c​h​i​v​e​s​/​f​a​l​l​2​0​1​8​/​e​n​t​r​i​e​s​/​f​e​m​i​n​i​s​m​-​l​i​b​e​ral.
  5. Voir Eisen­stein, H. (2005). A Dan­ge­rous Liai­son ? Femi­nism and Cor­po­rate Glo­ba­li­za­tion. Science & Socie­ty, (69), 487‑518.
  6. Eisen­stein, H. (2005), p. 490.
  7. Eisen­stein, H. (2005), p. 495.
  8. Eisen­stein, H. (2005), p. 509.
  9. Eisen­stein, H. (2005), p. 509.
  10. Fra­ser, N., Bhat­ta­cha­rya, T., & Arruz­za, C. (2018). Notes for a Femi­nist Mani­fes­to. New Left Review, (114), p. 132.