Les pacifistes obsolètes et la nouvelle démocratie

Image de Joachim Schnürle (Pixabay)

Paru le 24 juin 2025 dans la revue Kai­ros

Dans leur Mani­feste pour la paix, qui avait déjà recueilli 936 000 signa­tures en Alle­magne, la poli­ti­cienne Sah­ra Wagenk­necht, alors encore membre du par­ti de gauche Die Linke, et la jour­na­liste fémi­niste Alice Schwar­zer écrivent, le 2 jan­vier 2023, au sujet de la guerre en Ukraine : « Plus de 200.000 sol­dats et 50.000 civils ont été tués jus­qu’à pré­sent. Des femmes ont été vio­lées, des enfants ont été effrayés, un peuple entier a été trau­ma­ti­sé. »

Le 17 sep­tembre 2024, un an et huit mois plus tard, le Wall Street Jour­nal estime le nombre de bles­sés et de morts à un mil­lion (Pan­cevs­ki, 2024). Depuis le début de l’in­va­sion jus­qu’à aujourd’­hui, les États-Unis ont, selon le rap­port du dépar­te­ment d’É­tat, four­ni 66,5 mil­liards de dol­lars d’aide mili­taire à l’U­kraine. Cela com­prend des armes avan­cées, une for­ma­tion et un sou­tien logis­tique (Uni­ted States Depart­ment of State, 2025). Le 14 sep­tembre 2024, l’Ins­ti­tut d’é­co­no­mie mon­diale de Kiel (capi­tale de l’É­tat fédé­ré de Schles­wig-Hol­stein) a rap­por­té qu’en­vi­ron 267 mil­liards € d’aide ont été mis à la dis­po­si­tion de l’U­kraine depuis le début de la guerre. Cela cor­res­pond à 80 mil­liards € par an : « Sur ce total, envi­ron 130 mil­liards € (49%) ont été consa­crés à l’aide mili­taire, 118 mil­liards € (44%) à l’aide finan­cière et 19 mil­liards € (7%) à l’aide huma­ni­taire » (IfW Kiel, 2025). Dans ce contexte, l’Eu­rope a déjà dépas­sé l’aide des États-Unis.

Si l’on en croit l’Atlan­tic Coun­cil, un groupe de réflexion de Washing­ton proche de l’O­TAN, la Rus­sie a réus­si à conser­ver l’i­ni­tia­tive mili­taire sur le champ de bataille tout au long de l’an­née 2024 et à pro­gres­ser en termes de gains ter­ri­to­riaux sur plu­sieurs sec­tions de la ligne de front longue d’ap­proxi­ma­ti­ve­ment 1.000 kilo­mètres (Bie­lies­kov, 2025). L’an­née der­nière, l’U­kraine a éga­le­ment connu un nombre sans pré­cé­dent de déser­tions, ce qui a encore affai­bli la capa­ci­té de défense du pays, déjà fra­gi­li­sée. Si l’on ne par­vient pas à contre­car­rer cette évo­lu­tion, l’U­kraine risque de subir de graves consé­quences, selon l’au­teur de l’Atlan­tic Coun­cil.

Il ne serait sans doute pas incom­pré­hen­sible, dans une telle situa­tion, avec de tels chiffres de morts et de bles­sés, d’argent dépen­sé en armes et en aide huma­ni­taire, avec l’af­fai­blis­se­ment de l’U­kraine par l’é­mi­gra­tion — près de 7 mil­lions de per­sonnes, soit envi­ron 18% de la popu­la­tion, selon les esti­ma­tions du HCR, ont quit­té l’U­kraine depuis le début de la guerre — et la déser­tion, de remettre en ques­tion l’ef­fi­ca­ci­té de 1.000 ou 100.000 morts sup­plé­men­taires et de mil­liards d’euros d’aides. Après trois ans de réar­me­ment mas­sif, qu’est-ce qui pour­rait être réso­lu par un réar­me­ment et des livrai­sons d’armes sup­plé­men­taires par rap­port au gain de ter­ri­toire russe ? 

À cela s’a­joute — un argu­ment que les défen­seurs de la paix par les armes aiment mettre en avant de manière abs­traite et sans aucune don­née chif­frée — le fait que, selon les der­nières esti­ma­tions de la Gal­lup Orga­ni­za­tion de Washing­ton, la moi­tié des citoyens ukrai­niens sou­haitent une « fin rapide et négo­ciée de la guerre » (Gal­lup, 2025). Il semble que les défen­seurs de la guerre se sou­cient aus­si peu de l’o­pi­nion réelle des Ukrai­niens que les acteurs actuels de l’ap­pa­rente « paix impo­sée » (Dik­tat­frie­den, Olaf Scholz, le 17 février 2025 à Paris). De tels chiffres peuvent bien enten­du être remis en ques­tion, d’au­tant plus qu’il s’a­git à chaque fois des meilleures esti­ma­tions dis­po­nibles à l’heure actuelle, mais dont la pré­ci­sion doit être rela­ti­vi­sée par des don­nées limi­tées, des évo­lu­tions dyna­miques et des incer­ti­tudes liées à l’enquête.

On pour­rait aus­si, comme Marie-Agnes Strack-Zim­mer­mann, dépu­tée du par­ti libé­ral alle­mand, pré­si­dente de la com­mis­sion de la sécu­ri­té et de la défense du Par­le­ment euro­péen, pré­sen­ter les chiffres pure­ment ima­gi­naires reflé­tant une idéo­lo­gie bel­li­ciste déta­chée de toute réa­li­té. Mme Strack-Zim­mer­mann a récem­ment affir­mé, lors d’un débat, que Pou­tine avait « mis des cen­taines de mil­lions sous terre » et que l’U­kraine « nour­ris­sait 70 mil­liards de per­sonnes » (sic, ORF « Im Ges­präch », 25 mars 2025). Nous retrou­vons ici une habi­tude prise lors de la pan­dé­mie, où la poli­tique et les médias nor­ma­li­saient à grande échelle de telles tech­niques de chiffres ima­gi­naires poli­ti­sés, favo­ri­sant une ins­tru­men­ta­li­sa­tion stra­té­gique des décla­ra­tions quantitatives.

On avoue­ra que le débat se sim­pli­fie consi­dé­ra­ble­ment lorsque l’on se détache com­plè­te­ment de la réa­li­té pour argu­men­ter à par­tir de seules convic­tions et croyances. Il devient alors pos­sible, dans une atti­tude ver­tueuse, de se mettre en scène en tant comme par­ti­san de la démo­cra­tie et de mas­quer de manière mora­li­sa­trice l›« into­lé­rance contre les dis­si­dents dans la dénon­cia­tion et l’ex­clu­sion publiques ». De plus, il en résulte dans le jour­na­lisme édu­ca­tif actuel « la ten­dance à trans­for­mer des ques­tions poli­tiques com­plexes en cer­ti­tudes morales » (Die Zeit, 2020).

C’est pré­ci­sé­ment cette démons­tra­tion d’un illi­bé­ra­lisme tra­ves­ti en ver­tu démo­cra­tique que publie le Luxem­bur­ger Wort dans son édi­tion du 27 mars 2025. En accord idéo­lo­gique avec le dépu­té David Wag­ner de Déi Lénk (La gauche), Die­go Velaz­quez, rédac­teur du Wort avec « un bagage aca­dé­mique inter­dis­ci­pli­naire en phi­lo­so­phie, lin­guis­tique, com­mu­ni­ca­tion et théo­rie des sciences », s’ex­prime ain­si sur la ques­tion ukrainienne :

« En affron­tant la réa­li­té de la guerre sur le conti­nent — au lieu de crou­pir en marge avec l’A­DR — les Déi Lénk ont à nou­veau le droit de faire entendre leur voix dans le débat actuel sur la défense. » (Velaz­quez. Mot. 27 mars 2025).

Ce que l’on pré­sente comme une « réa­li­té » cor­res­pond en réa­li­té aux convic­tions poli­tiques et morales du jour­na­liste de droite ; des convic­tions que par­tage, de manière révé­la­trice, une large part de la « jeune gauche ». Le lec­teur com­prend que seul celui qui s’a­dapte à la « réa­li­té » du consen­sus d’o­pi­nion, appa­rem­ment indis­cu­table, a le droit de s’ex­pri­mer. La ques­tion de savoir si ce consen­sus d’o­pi­nion repose sur un quel­conque rap­port à la réa­li­té est déjà super­flue dans un tel discours. 

Celui qui n’est pas fidèle à la ligne devrait être exclu du dis­cours démo­cra­tique. Et cela signi­fie, dans le voca­bu­laire des illi­bé­raux : l’op­po­si­tion brûle à l’é­cart. C’est la même logique d’ex­clu­sion que celle pra­ti­quée par la gauche dite « de style de vie » à l’é­gard de la droite. Celui qui pense dif­fé­rem­ment est anti-démo­cra­tique. La démo­cra­tie, qui dans les rêves de cer­tains phi­lo­sophes poli­tiques devait un jour signi­fier le plu­ra­lisme par­ti­ci­pa­tif, est ici relé­guée der­rière les murs coupe-feu de la pres­sion de confor­mi­té tacite et condam­née au silence poli­tique. Ce nou­vel ordre « démo­cra­tique » est repré­sen­té, selon le mot, aus­si bien par la « jeune gauche » que par la droite anti­li­bé­rale. Dans ces faux débats, la volon­té de se ran­ger et l’o­rien­ta­tion vers la posi­tion majo­ri­taire homo­gé­néi­sée pèsent plus lourd que la cri­tique sub­stan­tielle de gauche.

Depuis mars 2020, la « jeune gauche », par son sou­tien una­nime à un état d’ur­gence dou­teux, qu’elle avait encore reje­té fer­me­ment trois ans plus tôt, avec force morale et juri­dique, a éri­gé son allé­geance grou­pus­cu­laire, dans un contexte mar­qué par l’au­to­ri­ta­risme, en fon­de­ment idéo­lo­gique de son iden­ti­té poli­tique. Il s’a­gis­sait ain­si de garan­tir dura­ble­ment la capa­ci­té d’a­dap­ta­tion de Déi Lénk comme par­te­naire de coa­li­tion poten­tiel et de dur­cir la ligne morale por­teuse au sein du par­ti contre les « vieux gau­chistes » gui­dés par des principes. 

En fait, cette « jeune gauche » agit sur­tout en real­po­li­tik poli­ti­cienne lors­qu’elle adopte l’o­pi­nion domi­nante, avec une touche de rhé­to­rique gau­chiste per­son­nelle. Car les cal­culs tac­tiques des par­tis et les mises en scène stra­té­giques rem­placent de plus en plus la sub­stance poli­tique et révèlent ain­si la véri­table réa­li­té d’une démo­cra­tie de spec­tacle. Le fait que des faits poli­tiques soient déjà impo­sés quelques semaines avant le débat interne du congrès du par­ti, grâce au sou­tien du jour­nal de la droite conser­va­trice, révèle la stra­té­gie du pou­voir der­rière la concep­tion fon­da­men­ta­le­ment illi­bé­rale d’une jeune oli­gar­chie de par­ti (au sens de Robert Michels) bien-pen­sante. La « jeune gauche » adopte ain­si ce que l’une des têtes pen­santes de la gauche « obso­lète » (Velas­quez & Wag­ner, 2025) — Chan­tal Mouffe — appe­lait la posi­tion post-poli­tique : « Ce que j’ap­pelle post-poli­tique, c’est le fait que les citoyens ne peuvent plus choi­sir entre dif­fé­rentes concep­tions ». « La démo­cra­tie, pour­suit Mouffe, doit être ago­nis­tique, il doit y confron­ta­tion et donc pos­si­bi­li­té de choix. Nous avons un consen­sus du centre et c’est mau­vais pour la démo­cra­tie » (Mar­ti­ni & Mouffe, 2018). Dans ce popu­lisme du centre radi­cal, la « jeune gauche » s’in­sère volon­tiers dans un ali­gne­ment flexible avec la droite conservatrice.

Après que Marx eut réso­lu­ment repla­cé l’histoire mon­diale hégé­lienne sur les pieds de l’économie réelle, voi­là que de jeunes poli­ti­ciens, de gauche comme de droite, épau­lés par la cava­le­rie média­tique, par­viennent de nou­veau à incli­ner cette tête assez bas pour qu’elle s’endorme pai­si­ble­ment dans les canons des rap­ports de force en vigueur. Le prin­cipe de cette Real­po­li­tik est alors une fois de plus : Tant pis pour les faits ! Mais la morale est sauve. Et, quelque part, au milieu des ruines, elle pour­suit sa marche, la véri­té des justes, droite, intacte, avec la digni­té de celui qui n’a rien vu. Les morts paient, les muti­lés traînent leur dou­leur, les vio­lées expient.

Bibliographie :