Sociologie et démocratie

Bourdieu, P. (Préface de Quijoux, M., & post-face de Siméant-Germanos, J.). (2023). Sociologie et démocratie. Presses Universitaires de Lyon.

Dans sa confé­rence de 1995 inti­tu­lée « Socio­lo­gie et démo­cra­tie », Pierre Bour­dieu aborde la ques­tion de la contri­bu­tion spé­ci­fique de la socio­lo­gie à la conso­li­da­tion d’un régime démo­cra­tique. Reje­tant à la fois l’arrogance tech­no­cra­tique du phi­lo­sophe-roi et la démis­sion déma­go­gique d’un pou­voir entiè­re­ment assu­jet­ti aux opi­nions immé­diates, Bour­dieu défend une troi­sième voie : celle de la démo­cra­tie éclai­rée, capable de se doter des ins­tru­ments scien­ti­fiques néces­saires à la com­pré­hen­sion cri­tique des méca­nismes sociaux qui entravent ou déforment la par­ti­ci­pa­tion politique.

Dès l’introduction, Bour­dieu s’emploie à sou­li­gner un para­doxe fon­da­men­tal : les sciences sociales, et en par­ti­cu­lier l’économie, sont omni­pré­sentes dans la jus­ti­fi­ca­tion des poli­tiques publiques. Mais la socio­lo­gie n’est convo­quée que dans les situa­tions de crise, en der­nier recours. À tra­vers cette obser­va­tion, il révèle impli­ci­te­ment une réti­cence struc­tu­relle des gou­ver­nants à recou­rir à un savoir qui, loin de four­nir des solu­tions tech­niques immé­diates, inter­roge les condi­tions mêmes de pos­si­bi­li­té des pro­blèmes sociaux.

La démo­cra­tie moderne, selon Bour­dieu, est confron­tée à une alter­na­tive périlleuse. Soit elle s’en remet à une élite éclai­rée, incar­née par les tech­no­crates et les éco­no­mistes , soit elle cède au dik­tat des opi­nions, trans­for­mées en pro­duit par les tech­niques de son­dage. Cette double impasse com­pro­met, à ses yeux, les fon­de­ments mêmes d’un régime véri­ta­ble­ment démo­cra­tique, c’est-à-dire fon­dé sur la par­ti­ci­pa­tion infor­mée, réflé­chie et éga­li­taire des citoyens à la défi­ni­tion de l’intérêt commun.

Or, le savoir socio­lo­gique per­met pré­ci­sé­ment de dévoi­ler les condi­tions sociales de for­ma­tion des opi­nions, de rompre avec l’illusion d’une opi­nion publique homo­gène, natu­relle, spontanée. 

En ana­ly­sant la pro­duc­tion des opi­nions indi­vi­duelles et col­lec­tives, Bour­dieu montre que l’accès à la parole poli­tique est pro­fon­dé­ment inégal. Il ne suf­fit pas, écrit-il en écho à Pla­ton, de « par­ler » pour « opi­ner ». Encore faut-il dis­po­ser des res­sources sociales, lin­guis­tiques et cultu­relles pour trans­for­mer une expé­rience vécue en dis­cours audible dans l’espace public.

Ain­si, les son­dages, loin de reflé­ter une volon­té popu­laire, enre­gistrent des réponses pro­duites à par­tir de ques­tions impo­sées, sou­vent sur des pro­blé­ma­tiques que les enquê­tés ne s’étaient pas encore posées. À tra­vers cette cri­tique du son­dage comme « tech­no­lo­gie sociale », Bour­dieu dénonce l’instrumentalisation de l’apparence démo­cra­tique au pro­fit d’un mar­ke­ting poli­tique qui légi­time des déci­sions en les fon­dant sur des arte­facts d’opinion.

La cri­tique ne se limite cepen­dant pas au diag­nos­tic. Bour­dieu affirme qu’il est pos­sible de cor­ri­ger cette inéga­li­té fon­da­men­tale ! À condi­tion tou­te­fois de s’attaquer aux racines struc­tu­relles qui limitent l’accès à la com­pé­tence poli­tique. Or, cette tâche requiert une poli­tique édu­ca­tive ambi­tieuse, cen­trée non seule­ment sur l’instruction sco­laire, mais aus­si sur la for­ma­tion conti­nue. L’éducation n’est pas uni­que­ment un moyen d’accès au mar­ché du tra­vail, elle est une condi­tion néces­saire pour exer­cer plei­ne­ment sa citoyenneté.

En d’autres termes, une démo­cra­tie véri­table sup­pose une éga­li­té réelle des condi­tions d’accès à l’opinion. C’est cette éga­li­té que la socio­lo­gie peut contri­buer à construire, en décons­trui­sant les méca­nismes de repro­duc­tion des hié­rar­chies sociales, qu’il s’agisse de celles de l’école, du tra­vail ou de l’espace média­tique. Par là même, elle devient un outil d’émancipation : non en impo­sant une véri­té dog­ma­tique, mais en per­met­tant aux indi­vi­dus de com­prendre les logiques qui les déter­minent, de sorte à les contrecarrer.

Cette ambi­tion n’est pas sans rap­pe­ler l’idéal de la méde­cine hip­po­cra­tique, auquel Bour­dieu se réfère lon­gue­ment. De même que le bon méde­cin ne se contente pas d’enregistrer les symp­tômes décla­rés, mais cherche à en iden­ti­fier les causes cachées, le socio­logue ne sau­rait pas se bor­ner à recueillir les dis­cours publics, fussent-ils majo­ri­taires. Il lui appar­tient d’interroger l’« incons­cient » social, les struc­tures invi­sibles, les pra­tiques muettes, les dis­po­si­tions incor­po­rées qui façonnent les com­por­te­ments, la plu­part du temps à l’insu même de ceux qui les adoptent.

Le paral­lèle avec la méde­cine per­met aus­si de dif­fé­ren­cier la socio­lo­gie des dis­cours pseu­do-savants, por­tés par les « doxo­sophes », ces tech­ni­ciens de l’opinion qui, selon Bour­dieu, n’ont ni les outils ni la volon­té de dépas­ser les appa­rences. En culti­vant une socio­lo­gie rigou­reuse, capable d’objectiver la pro­duc­tion des repré­sen­ta­tions sociales, Bour­dieu entend redon­ner à la démo­cra­tie ses fon­de­ments ration­nels – à condi­tion tou­te­fois que cette ratio­na­li­té soit elle-même cri­tique, c’est-à-dire sen­sible aux effets de domi­na­tion qu’elle peut entre­te­nir si elle devient pure­ment instrumentale.

C’est à ce niveau que le pro­jet de la socio­lo­gie rejoint celui d’un « uto­pisme réa­liste ». Bour­dieu ne plaide ni pour une révo­lu­tion roman­tique ni pour une adap­ta­tion pas­sive à l’ordre éta­bli. Il pro­pose un enga­ge­ment éclai­ré, fon­dé sur la connais­sance des lois sociales. De la même manière que nous devons com­prendre la loi de la gra­vi­té pour construire des avions, il faut connaître les méca­nismes sociaux de repro­duc­tion pour ima­gi­ner les moyens de les contour­ner ou de les infléchir.

En ce sens, la socio­lo­gie n’est pas déter­mi­niste, comme le pré­tendent sys­té­ma­ti­que­ment les détrac­teurs de Bour­dieu. La socio­lo­gie inter­vient comme « his­to­rienne » des déter­mi­nismes. Elle en révèle l’origine sociale et donc la pos­si­bi­li­té de trans­for­ma­tion. Ce que le monde social a fait, le monde social peut le défaire, à condi­tion de s’en don­ner les moyens, et d’abord celui de la lucidité. 

Car les souf­frances sociales ne sont pas toutes visibles, pas plus qu’elles ne s’expriment tou­jours dans les formes légi­times du dis­cours poli­tique. Elles peuvent se mani­fes­ter sous des formes vio­lentes, frag­men­tées, déviantes sans que leur véri­table cause soit comprise.

C’est pré­ci­sé­ment pour cela que la socio­lo­gie dérange. Non parce qu’elle dénonce, mais parce qu’elle dévoile. Elle met à jour des contra­dic­tions que les dis­cours domi­nants pré­fèrent taire. Elle rap­pelle que les inéga­li­tés d’accès à la parole poli­tique, à la recon­nais­sance sym­bo­lique, à l’efficacité sociale ne sont pas des fata­li­tés, mais des effets de struc­tures his­to­riques, qu’il est pos­sible de com­prendre – et, en par­tie, de transformer.

En somme, Bour­dieu appelle à une démo­cra­tie infor­mée, lucide, capable de pen­ser ses propres condi­tions d’existence. Dans cette pers­pec­tive, la socio­lo­gie n’est pas un luxe intel­lec­tuel, mais une condi­tion d’intelligence col­lec­tive, dès lors qu’elle vise non à juger les indi­vi­dus, mais à don­ner sens à leurs souf­frances, à en res­ti­tuer la logique objec­tive, et à outiller leur capa­ci­té d’agir. À rebours de la déma­go­gie qui flatte les affects immé­diats ou du tech­no­cra­tisme qui se dérobe à toute contes­ta­tion, la socio­lo­gie per­met de fon­der une éthique poli­tique de la res­pon­sa­bi­li­té, ancrée dans une com­pré­hen­sion exi­geante de la com­plexi­té du monde social.

Ce fai­sant, elle rap­pelle une véri­té que les socié­tés modernes tendent à oublier : sans effort constant de prise de conscience, de réflexion et c’est-à-dire de débat public, la démo­cra­tie se réduit à un théâtre d’apparences, elle devient démo­cra­tie de spec­tacle. Or, pour Bour­dieu, seul le dévoi­le­ment des illu­sions sociales peut per­mettre de faire adve­nir une démo­cra­tie qui ne soit pas sim­ple­ment for­melle, mais effec­ti­ve­ment par­ti­ci­pa­tive, inclu­sive et sou­cieuse de jus­tice sociale.